Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…
Avec Scarlatti, les musicologues disposent d’un cas d’école : ce Napolitain vivant à Lisbonne puis à Madrid n’a cessé de mélanger les styles — italien et espagnol, mais aussi les goûts français et allemand — comme il a joyeusement mélangé les motifs musicaux de ses sonates. Démêler les styles et les structures imbriqués dans les sonates est le secret du bonheur scarlattien, mais l’éducation musicale, par tradition, ne met l’accent que sur le style. C’est dommage, car c’est réducteur.
Prenez par exemple un prestigieux pianiste, chef d’orchestre et grand scarlattien, Christian Zacharias. Prenez ensuite une sonate au hasard, la 193 par exemple, et demandez-lui ce qu’il entend. Sa réponse est en ligne (voir ci-dessous), et elle est d’ordre stylistique : il y décèle des passages italiens et espagnols dans les quatre motifs successifs : l’introduction est “à l’italienne, galante, mélodique”, comme le double motif qui suit, où il décèle déjà des rythmes espagnols. Vient ensuite un grand motif double à quatre éléments, au rythme typiquement espagnol, puis un motif de fin que Zacharias qualifie de mozartien.
Dans la deuxième partie, il retrouve le motif “italien” suivi de la première moitié du motif double, puis il s’extasie sur un “miracle” à la Scarlatti, en l’occurrence une improvisation qui se traduit par la répétition, 14 fois de suite, du même élément. Cette improvisation est évidemment le point culminant de la sonate, mais l’analyse de la structure réserve une autre surprise.
Car si le motif double s’est bien cassé en deux, son autre moitié n’est pas loin : elle réapparaît juste après un morceau du dernier élément — lequel s’est donc aussi brisé —, et juste avant l’arrivée de l’improvisation. En somme, une vision plus graphique que musicale de la sonate montre la cassure du motif double, “envahi” par un bout du dernier motif, et, superposé à cela, une improvisation scarlattienne venue d’ailleurs. Ou encore, plus simplement : l’interpénétration de deux motifs successifs, et l’arrivée d’un motif nouveau. Or, rien ne permet de penser que le cerveau de l’auditeur est plus sensible au style musical qu’à la structure ou à l’arithmétique : est-ce un hasard si l’improvisation à 14 éléments vient se plaquer sur une sonate dont le premier motif a 6 éléments et le dernier 8 ?
Nous voilà au cœur de la galerie de miroirs qu’est une sonate de Scarlatti : en vol plané dans cet univers des interprétations qui renvoient toutes des images légèrement différentes : tout à fait comme un rayon de lumière, piégé dans un cristal, subit ce que les physiciens appellent une “réflexion totale”, et ne peut plus s’en échapper. Les feux du diamant taillé, qui luisent même dans l’obscurité, sont les éclats de cette lumière prise au piège. La réflexion de Scarlatti ne fut pas moins totale lorsqu’il conçut ces petits bijoux savamment ajustés…
La fascination pour ces objets complexes et précieux n’est pas immédiate : elle se mérite, les diverses facettes d’une sonate se révélant au gré des écoutes successives. Zacharias dut lui aussi franchir plusieurs étapes — il l’explique dans le film ci-dessous à 1:19:45 — avant de “vivre avec” la musique de Scarlatti.
La sonate animée et le Encore de la semaine
La chronique concerne donc la 193, jouée et commentée par Christian Zacharias dans le film Christian Zacharias à Séville, à partir de 26:30 :
Zacharias s’intéresse surtout aux styles musicaux et aux rythmes présents dans la sonate. Si l’on s’intéresse aussi à sa structure et aux mouvements des divers motifs, le spectre de la sonate devient un dessin animé dont le scénario est le suivant : la première partie (1) perd son introduction, et son grand motif double se casse en deux (2) pour accueillir un fragment du dernier motif (3) avant l’irruption de l’improvisation, qui vient s’insérer entre les deux derniers motifs (4) :
Zacharias a aussi l’habitude de jouer en rappel la 55 (à 13:45 dans le film) et de l’enregistrer ; il en a réuni vingt versions, étalées sur vingt ans, dans un CD intitulé Encore (EMI 1995). Plus scarlattien que Zacharias, c’est difficile à trouver.
Nicolas Witkowski
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