La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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24 – Vendredi 2 juin, 20 heures
| 24 Juil 2022

Les nouvelles s’accumulent. Je ne sais pas si nous pouvons parler de bonnes nouvelles. Au moins ne s’agit-il aujourd’hui de rien de tragique. Ce serait même plutôt amusant n’était le contexte de l’affaire qui impose une certaine retenue. Je ne peux me réjouir, quoique l’envie soit là.

J’ai reçu ce matin un coup de fil de Sotheby’s. Le Titien de Balda n’est qu’un faux. Les douanes suisses ne font plus d’obstruction à la levée des scellées. Le tableau devrait nous être expédié sous les quarante-huit heures. L’analyse du portrait a demandé du temps. Les experts se contredisaient. Pour les uns il s’agissait de la découverte du siècle. L’œuvre était authentique. Ces spécialistes s’appuyaient sur une lettre du Tasse conservée à la bibliothèque du Vatican où le poète fait allusion à un tableau ressemblant.

Je cite de mémoire le rapport qui m’a été envoyé il y a déjà dix jours. Toile de petite dimension. 46×44. Fond noir sur lequel se détache un homme d’allure austère représenté de face. Le tableau n’est pas signé. On pense qu’il s’agit du Marquis Federico Gonzaga. D’autres estiment avoir affaire à un courtisan. L’identité du modèle fait débat. Ses traits montrent une noblesse de caractère, son regard dirigé vers la droite porte loin. L’homme a de l’ambition. Une certaine raideur dans le maintien du buste accrédite la thèse d’un personnage d’église. Gonzaga était cardinal de Monferrato. Il y a cependant une part de coquetterie qui s’exprime dans le geste de la main gauche, abandonnée avec négligence, comme une façon de nous signifier que rien n’a d’importance. On voit mal un homme de religion faire preuve d’une pareille légèreté.

Un détail me frappa lorsque Jo m’avait montré cette toile. C’était le lendemain du jour où la bague de l’artiste a été volée. Nous passions la propriété au peigne fin à la recherche du moindre indice. Jo nous accompagnait. Il nous guidait dans le dédale des pièces, s’arrêtant régulièrement pour attirer notre attention sur un meuble d’époque, une bergère Louis-Philippe, un bureau empire, sur une sculpture contemporaine, un tableau enfin. C’est ainsi qu’il nous fit une leçon d’histoire de l’art, entièrement fausse comme nous le savons maintenant. Jo n’avait aucune culture. Il est probable que la plupart des œuvres qu’il nous a montrées soient des imitations. Je crains qu’il en aille de même pour le mobilier.

Seule la bague semble, jusqu’à ce jour du moins, être un bijou authentique. Bartier a certifié son origine. Et justement au doigt de ce courtisan ou de cet homme d’église, nous ne le saurons jamais, brille un superbe diamant. Pour Jo cette pierre précieuse signalait l’importance du personnage alors que son costume, une simple veste en velours noir, était très ordinaire à cette époque. La bague singularisait le modèle. Je demandai à notre guide si la bague de l’artiste possédait quelque ressemblance avec celle qu’on voit au doigt du prélat. Il éluda ma question, et nous passâmes dans une autre pièce. Je n’y pensai plus jusqu’à ce qu’éclate l’affaire des Brésiliens. L’embarras de Jo me revint en mémoire. Je me promettais d’en parler à Bartier. Je voulais qu’il examine le portrait et me donne son avis sur la bague.

Vous connaissez la suite: le tableau retenu à Genève et placé sous séquestre. L’œuvre est maintenant libre de circuler. Les Suisses se sont rangés à l’avis de Sotheby’s. C’est un faux, une copie réalisée il y a environ soixante ans, sans doute durant la seconde guerre mondiale. L’expert m’a fait part de son étonnement. A l’époque, on imitait les Impressionnistes, Ingres éventuellement dont le Bain turc plaisait beaucoup aux Allemands pour des raisons hélas faciles à deviner. Il arrive fréquemment qu’une œuvre doive son succès à de mauvaises raisons. Les hommes viennent au musée afin de se rincer l’œil. Pour Sotheby’s ce faux n’a pas de valeur marchande. Il est tout au plus une curiosité.

C’est ce que pensaient sans doute nos Brésiliens. Durant l’interrogatoire ils ne cessèrent de clamer leur bonne foi. Ils avaient volé une petite toile à Jo comme on emporterait un souvenir. Ils m’avaient fait l’effet de deux crétins sans le sou inconscients du sens de leur geste. Je pense demander leur libération. Ces sont des personnages de second ordre qui encombrent inutilement la prison de Fleury où ils ont été incarcérés dans l’attente d’un jugement. Si nous devions garder les imbéciles sous les verrous, nos pénitenciers n’auraient pas assez de place. Les prisons deviendraient des sortes d’asile où se réfugient les simples d’esprit. Les gens incapables de calculer leurs intérêts agissent de façon impulsive. L’émotion leur tient lieu d’entendement. Ils volent par négligence. Peu d’hommes sont en réalité de véritables et d’authentiques voleurs. Il est si facile de s’emparer du bien d’autrui sans y prendre garde.

À l’hôtel par exemple il est fréquent de surprendre des clients sur le départ avec les serviettes de l’établissement dans leurs bagages. Ils agissent à l’image de nos Brésiliens: ils emportent un souvenir. Faut-il pour autant les mettre sous les verrous? La police a d’autres chats à fouetter. Raoul et Ronaldo pourront rentrer dans leur pays lointain où ils couleront des jours tranquilles. Raoul reprendra la musculation, Ronaldo jouera pour les Cariocas des airs de Samba. Leur sort ne m’intéresse pas davantage.

En revanche j’attends avec impatience l’arrivée du tableau. Cette bague continue de m’intriguer. Il n’en va pas de même de Bartier qui ne comprend pas ma curiosité. Il m’a fallu insister pour qu’il consente à m’accompagner au bureau des dépôts où le tableau doit être entreposé. Pour le bijoutier de la place Vendôme il ne s’agit que d’une coïncidence.

 

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