Depuis l’arrivée du tramway, elles refont surface, avec l’ambition de ne pas être en retard pour le Grand Paris. Les portes périphériques de la capitale vont-elle devenir des places plus agréables, mieux reliées avec les banlieues toutes proches ? Des Lilas à Versailles, de Clichy à Vitry, exploration de ces confins en travaux, qui se creusent pour ressurgir.
C’était comment avant, à la porte de Clichy ? Le chambardement est tel, je regrette de ne pas avoir de souvenirs anciens. À la descente du tram, ne pas se laisser immédiatement happer par le Tribunal de grande instance, nouveau signal puissant, aguicheur… et accélérer par ce froid sur la large avenue de la Porte-de-Clichy, jusqu’à la rue de Paris. Comme toutes les rue de Paris franciliennes, elle mène en banlieue, en l’occurrence vers Clichy-la-Garenne, dans les Hauts-de-Seine. Il n’y plus de lapins sauvages sur le périphérique qui gronde au-dessus du boulevard de Douaumont, si présent… Un restaurant a pour nom Barrière de Clichy, évoquant peut-être les barrières d’octroi du mur des Fermiers généraux construit entre 1784 et 1790. Passages à l’impôt si impopulaires alors décriés en alexandrin : « Le mur murant Paris rend Paris murmurant. »
Mais pas de vieille taverne de ces temps-là derrière cette Barrière, la coquette devanture blanche et rouge est une table gastronomique. Charme mi-province, mi-banlieue, elle calme le jeu urbain assourdissant de cet axe routier. Et allèche avec ses « escargots dans une infusion légèrement aillée ». Une adresse de chefs créée en 1973 par Claude Verger, où ont démarré Guy Savoy, Bernard Loiseau et d’autres ; aujourd’hui Jérôme Gutbrod est au piano.
Jadis cheminait par ici « la route de la Révolte », ancien « chemin des Princes », celui qui a été emprunté le 7 juin 1750 par Louis XV pour se rendre de Versailles à Compiègne. Le roi voulait ainsi contourner Paris pour éviter la populace très fumasse depuis le 16 mai. Ce jour-là, un enfant a été arrêté par la police pour quelques méfaits, sa mère a ameuté tout le quartier et la rumeur a vite couru que le roi fait enlever des gamins pour les sacrifier et… se baigner dans leur sang. L’émeute se propage mais se fait mater par la troupe. Le détour fuyant et dédaigneux du roi démultiplie la fureur des Parisiens, le trajet sera rebaptisé la « route de la Révolte », symbole de bien d’autres futurs grondements révolutionnaires.
De révolte dans l’air, point aujourd’hui ; ce ne sont pas les portes-ronds-points périphériques de Paris que les Gilets jaunes occupent. Et les migrants, sans cesse repoussés aux bordures de l’est parisien, sans cesse expulsés, comme récemment de la porte de Clignancourt, n’ont pas échoué là, le tribunal est bien protégé.
En retournant vers le boulevard Berthier, tant de décors citadins se cognent les uns aux autres. De gros pots rouges plantés d’arbustes avenue Victor-Hugo, le tunnel glauque sous le périphérique, puis les travaux de la ligne 14 surmontés d’une grue ; derrière s’étale le cimetière parisien des Batignolles, et le lycée Balzac. Élevé sur une partie des anciennes fortifications dans les années 50, le bâtiment central de l’établissement, devenu Cité scolaire internationale, a la particularité d’être encadré par deux ailes aux envols cocos, l’une en forme de faucille pour le collège, l’autre un marteau pour le lycée. Cette architecture souffle encore un esprit frondeur sur cet énorme paquebot. [1]
Si cette porte se singularise, c’est par le patrimoine plus ancien qui s’est accroché là, comme les ateliers Berthier, entrepôt de stockage de décors, la seule œuvre industrielle de Charles Garnier. En 1894, ils remplacent alors le magasin de l’Opéra de Paris de la rue Richer détruit par un incendie. Entre 2001 et 2003, ces bâtiments transformés par l’architecte Jean-Loup Roubert ont accueilli l’Odéon-Théâtre de l’Europe en travaux qui en utilise toujours une partie. L’ensemble, inscrit au registre des monuments historiques, deviendra en 2022 une immense Cité du théâtre. L’atelier d’architecture Pierre Hebbelinck / DDA est à la mise en scène de ces installations qui seront mutualisées.
Mais une porte aujourd’hui doit se tourner vers le futur, Grand Paris ou pas, refaire des coutures, « décloisonner la ville ». Elle se doit d’avoir « sa » ZAC-éco-quartier. Celle de Clichy-Batignolles fait sa réclame au pied du tribunal. C’est le plus grand chantier de Paris au XXIe siècle, couvre 54 hectares d’une ancienne enclave ferroviaire délaissée. Elle est délimitée par le périphérique, l’avenue de Clichy, la rue Cardinet et le faisceau des voies ferrées de la gare Saint-Lazare. L’urbaniste François Grether et la paysagiste Jacqueline Osty ont dressé les plans de cet écoquartier. Une première phase est sortie de terre, la deuxième phase se finalise, elle accueille aujourd’hui 2400 habitants, en attend de 6000 à 7500, et mise sur 12 700 emplois. Elle totalisera 3400 logements, dont la moitié de logements sociaux, 20% à loyer maîtrisé et 30 % de logements libres. S’y ajouteront 148 000 m2 de bureaux, des commerces (dont un centre commercial de 9300 m2), des équipements publics (dont un collège et des écoles), ainsi qu’un cinéma. Voilà pour la communication qui accompagne cette « opération ».
Au fait, où commence-t-elle, cette ZAC, quand on est en arrêt devant le Tribunal de grande instance ? Le TGI peut être un point de départ. Longer son parvis, avec ses agents de sécurité et ses robes noires descendues fumer, son jardin ras sécuritaire où il n’y a plus un buisson pour se cacher, et déboucher rue du Bastion. Là, dialogue entre passé et futur : d’un côté le mur de pierre de l’ancien Bastion 44, rare vestige de l’enceinte Thiers ; de l’autre côté, le bardage-soubassement en métal du TGI à la même proportion. Dans son prolongement, la PJ installée là depuis 2017 – 1700 fonctionnaires sur 32 000 m2 – a conservé son mythique numéro 36. C’est un immeuble ultra sécurisé sur 10 niveaux où les architectes Valode et Pistre ont aussi revisité l’esprit bastion, avec un socle en béton matricé prêt à résister aux agressions lourdes. La façade de verre – peut-être pour symboliser l’eau de la Seine perdue ? – « s’inspire du ciel d’un tableau de Sisley, Vue du canal Saint-Martin, et pixellise le ciel». Du flou qui rend difficile le repérage des fenêtres, mieux protégées contre d’éventuels tirs. Ce « Bastion » deviendra-t-il aussi universel et télégénique que le 36, quai des Orfèvres ? À quand la prochaine série filmée là ?
Traversée du boulevard Berthier. La rue tourne, devient chantier, on avance au petit bonheur la boue au fil d’un labyrinthe de barrières. Ici s’attrape le morceau ouest de la ZAC, dans un incroyable karaoké de façades, une collection de bâtiments de différentes hauteurs. De toutes les couleurs, le monolithe blanc entrechoque le monolithe noir, se succèdent courbes, déhanchements ou raideurs, boîtes ou replis, dentelées ou tramées, toutes les matières – alu, bois, verre, béton, polycarbonate… Où suis-je, dans quelle rue ? Un panneau sommaire au sol indique Mstislav Rostropovitch.
Sur la droite, se profile une passerelle piétonne, trouée blanche argentée, qui traverse les rails, elle a été suspendue là selon la vision de l’architecte-ingénieur Marc Mimram, qui a souhaité une « jolie promenade dans les airs », à hauteur de 12 mètres au-dessus du sol et sur 116 mètres de longueur. Sa largeur ondule… Le ciel est doré, il attend la neige, les rayons du soleil en profitent pour se faire éclairagiste de ce passage, pour irradier toutes les facettes des édifices qui clignotent dans ce grand paysage en éventail de part et d’autre des voies. Ambiance irréelle, légèrement SF, un grillage de protection voile la vue sur les rails, des gamines se photographient comme dans une joyeuse BD.
À la sortie, une pancarte en haut d’un bâtiment indique qu’il y a « Quelque chose dans l’air » ! C’est le toit du collège et centre sportif La Rose blanche, équipement récent qui joue du béton brut, de d’aluminium anodisé ou thermo-laqué et du verre, pour faire écran aux voies de chemins de fer, et signé de l’Atelier 2 /3 /4. Et débarque une nouvelle voie, « c’est la rue Marie-Georges-Picquart », renseigne une fillette guillerette. Dans ce lotissement, côté rue Saussure, vont encore se cogner des morphologies bien différentes, comme celle très découpée de l’immeuble de la société Klesia. On débouche à droite sur un nouveau pont, circulé cette fois, encore peu de voitures, de piétons. 1150 tonnes d’acier ont été levées là selon les plans de l’agence britannique Wilkinson Eyre pour édifier le tablier et les piles. Lignes fines et légèreté de cet ouvrage qui mesure 120 mètres de long sur 17,5 mètres de large, et nouveau point de vue sur les rails, le décor mutant.
Débouché sur la rue Rostropovitch à nouveau. Alternent toujours des bâtiments variés où s’immiscent des dents creuses en travaux qui offrent des vues sur Paris, sur la ZAC Est déjà installée, sur le Sacré Cœur… Là, on prend de la hauteur sur la butte des Batignolles. Le TGI de 160 mètres est visible de partout, sa forme change et se fait colonne. Un café bio, le Doody’s Coffee, des commerces de bouche . Leroy Merlin-L’Appart et Décathlon sont dans les starting blocks pour faire courir les nouveaux habitants ou meubler leurs « pièces à vivre », leurs « vrais lieux de vie »… « Que serait donc alors un faux lieu de vie ? Et pire encore, un vrai lieu de mort ? » se gausse le journaliste Philippe Trétiack quand il ridiculise le jargon de l’architecture dans la revue AA. [2]
Arrivée rue Cardinet, le panamois café de L’Embuscade montre que la couture est bien faite entre le vieux tissu urbain parisien et le patchwork contemporain éclectique qui pousse. Même si une rupture est nécessaire, il y a un réel plaisir à passer et repasser d’un siècle à l’autre. La station Pont-Cardinet de la ligne 14 se prépare, la Maison du projet est fermée, je progresse vers l’entrée du jardin Martin Luther King, clairière attirante de cette ZAC. Ce parc est d’emblée accueillant, lisible et buissonnier, très fréquenté même par cette froidure par des mamans et leurs poussettes et gamins. C’est une longue traversée qui rejoindra tout au bout l’avenue de Clichy.
C’est dans une optique de développement durable que la paysagiste Jacqueline Osty a imaginé cet espace vert public de 6,5 hectares sur l’ancienne halle à marchandises de l’ex-gare des Batignolles. Il produit son énergie grâce à une éolienne et des panneaux solaires, récupère les eaux pluviales et gère ses déchets. Lancé en 2007, agrandi en 2014, le jardin sera accompli et à maturité vers 2020 avec près de 10 hectares, encore en creusement côté ouest. Mais déjà, côté est, il a tant de charme avec ses allées-rails, ses graminées, sa pièce d’eau, ses espaces de jeux, une grande pelouse vallonnée, des buttes, un bassin biotope, des gradines, des bancs et un lopin de terre partagé, « Perlimpinpin » en hommage à la chanson de Barbara.
Il y a toujours une chanson à Paris qui ressurgit comme une source cachée. Celle de Barbara, née pas loin, rue Brochant, près du square des Batignolles… « Je vous prie de faire silence… / S’il faut absolument qu’on soit / Contre quelqu’un ou quelque chose, / Je suis pour le soleil couchant… / Les rires de l’enfance !… / Le goût de l’eau, le goût du pain / Et celui du Perlimpinpin / Dans le square des Batignolles !… / Pour être avec vous et c’est bien ! / Et pour une rose entr’ouverte, / Et pour une respiration… » Au dessus du plan d’eau, se reflètent les immeubles de la Butte des Batignolles, noirs, dorés, le soleil ne voudrait pas pâlir.
[1] Le lycée Balzac, Le Monde du 28 novembre 2011.
[2] Philippe Trétiack, « De vrais lieux de vie, revue AA, n°428.
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