« Diogène en banlieue » : Heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.
Enseigner est une drôle d’expérience. Quelle que soit votre état de fatigue ou de santé, votre envie ou non de travailler, vos problèmes personnels, vos amours, quelle que soit votre condition, il faut faire cours. Cette contrainte qui pourrait être insupportable est en réalité ce qui transporte un professeur.
J’ai souvent pensé, alors que je débutais un cours après une mauvaise nuit, à cette pièce de Beckett intitulée Comédie où l’on voit les trois protagonistes prendre tour à tour la parole sitôt qu’un projecteur éclaire l’un d’entre eux et se taire quand la lumière s’éteint. Pendant toute la durée d’un cours les élèves possèdent la même puissance que les projecteurs de Comédie: ils nous forcent à parler. Et souvent même, lorsque le cours est bon, on peut affirmer qu’ils nous obligent à réfléchir. Ils attendent notre prestation. Dans En attendant Godot se trouve une scène célèbre qui complète la précédente. On y voit Pozzo et Lucky se donner en spectacle devant le regard étonné de Vladimir et Estragon. « Pense, porc ! », ordonne Pozzo à Lucky qui ne tarde pas en effet à exécuter ce surprenant numéro de cirque.
Quand nous donnons un cours, nous sommes un peu au cirque, toutes proportions gardées, ou encore au théâtre. Nos élèves sont sans doute moins vindicatifs que Pozzo. Ils n’ont pas de fouet, bien qu’il arrive à certains de venir armés à l’école, couteau à cran d’arrêt ou révolver glissé dans le cartable. La chose s’est vue. Ils sont aussi moins exigeants qu’au Français. Ils ne nous sifflent pas quand la prestation est mauvaise. Ils se mettent néanmoins très vite à bavarder si nous les ennuyons.
C’est sans doute pourquoi il est très difficile de se moquer des élèves, sauf à accepter d’en payer le prix fort : inattention, bavardage et chahut à la fin. En règle générale les professeurs font très bien leur métier, non qu’ils soient moralement supérieurs aux autres travailleurs mais parce que les élèves les y contraignent sans ménagement. Il est plus facile à un architecte de paresser devant un plan, à un avocat de s’ennuyer sur un dossier et à un banquier de rêver devant ses comptes qu’à un professeur de se laisser aller devant 35 élèves.
Il va vraiment falloir le faire, ce cours ! C’est peut-être la première impression que j’ai éprouvée en entrant pour la première fois dans une salle de classe. Il n’était pas question de se dérober. Je crois me rappeler que j’étais en sueur à la fin de la séance. Enseigner est aussi un exercice physique.
Quand je retrouvai mes terminales scientifiques, il y avait quatre bonnes semaines que je ne les avais vus. Les élèves me dévisagèrent comme s’ils découvraient un nouveau professeur. Ils étaient agités, je semblais ne plus les intéresser. Entre eux et moi quelque chose s’était perdue. Il allait falloir, une nouvelle fois, regagner leur confiance et les reprendre en main. Pour être honnête nous rejouons cette partie à chaque cours. La partie est plus ou moins difficile en fonction des élèves mais aussi des circonstances comme celles que j’affrontais dans ce lycée et qui m’étaient particulièrement défavorables.
Gilles Pétel
Diogène en banlieue
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