La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Dernière période
| 15 Mai 2023
Pierre tombale à Granville

En peu de jours les passantes et les passants rentrèrent le cou dans les épaules, perdant quelques centimètres et de la visibilité sur l’avenir. On se prit bientôt à douter que ce qu’on projetait au-delà de quelques pas de soi pût réellement advenir, le froid resserra son emprise, et la peur. Les regards vides d’appétits témoignaient que chacun s’en était retourné dans ses plis et n’entendrait pas qu’on voulût l’en tirer. Laissez-moi tranquille, affichaient les plus doux, foutez-moi la paix, les virulents. A cette époque mon intérêt se portait depuis longtemps déjà sur les morts et la curiosité qu’ils m’inspiraient s’en trouva démultipliée par l’accroissement spectaculaire non pas exactement de leur nombre mais de la place qu’ils occupaient dans les vivants. Pour peu qu’on posât sur ces derniers un regard clair, on apercevait en chacun d’eux comme une nécropole, des sépultures, des épitaphes, toute une vie muette, immobile et inclinée qui me fit modifier le but de mes promenades : il n’était plus nécessaire que je me rendisse dans les cimetières, me promener par les rues ou prendre le métro suffisait à nourrir mon commerce silencieux avec les défunts, mes méditations sur la mort et finalement ma peinture. Celle-ci d’ailleurs évolua notablement, dans le sens où j’abandonnai mes recherches sur les lignes nettes et les contrastes pour travailler l’effacement des traits, le brouillage des limites, le sfumato. Il en résultat neuf grands formats qui tous disparurent dans l’incendie de mon atelier où, asphyxié par les fumées, je perdis moi-même la vie. Louis Lamort, qui fut l’un de mes critiques les plus pertinents et qui avait vu ces toiles, écrivit alors : « Avant sa disparition tragique, toujours fidèle à ses grandes obsessions thématiques, sa peinture exprimait non plus l’opposition entre la vie et la mort mais ce qui, de l’une à l’autre, se poursuit. »

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Dans la même catégorie

Trahir

et le 17 novembre 1925, pensant peut-être par-là attirer sur son fils nouveau-né la gloire dont il avait rêvé pour lui-même, Thomas Shelley, hôtelier londonien enrichi, convainquit sa jeune épouse, Ann Godwin, de donner à l’enfant les mêmes prénoms que le fameux poète Shelley, Percy Bysshe.

A room without a view

Et ce soir-là, quelques heures durant, quatre, cinq, je ne leur donnai pas de nouvelles. Aussi, lorsque je les appelai quatre, cinq heures plus tard, au sortir du cinéma, pour leur dire que les rues de la ville qui grouillaient de touristes quatre, cinq heures plus tôt, étaient désertes