La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Dernière période
| 15 Mai 2023
Pierre tombale à Granville

En peu de jours les passantes et les passants rentrèrent le cou dans les épaules, perdant quelques centimètres et de la visibilité sur l’avenir. On se prit bientôt à douter que ce qu’on projetait au-delà de quelques pas de soi pût réellement advenir, le froid resserra son emprise, et la peur. Les regards vides d’appétits témoignaient que chacun s’en était retourné dans ses plis et n’entendrait pas qu’on voulût l’en tirer. Laissez-moi tranquille, affichaient les plus doux, foutez-moi la paix, les virulents. A cette époque mon intérêt se portait depuis longtemps déjà sur les morts et la curiosité qu’ils m’inspiraient s’en trouva démultipliée par l’accroissement spectaculaire non pas exactement de leur nombre mais de la place qu’ils occupaient dans les vivants. Pour peu qu’on posât sur ces derniers un regard clair, on apercevait en chacun d’eux comme une nécropole, des sépultures, des épitaphes, toute une vie muette, immobile et inclinée qui me fit modifier le but de mes promenades : il n’était plus nécessaire que je me rendisse dans les cimetières, me promener par les rues ou prendre le métro suffisait à nourrir mon commerce silencieux avec les défunts, mes méditations sur la mort et finalement ma peinture. Celle-ci d’ailleurs évolua notablement, dans le sens où j’abandonnai mes recherches sur les lignes nettes et les contrastes pour travailler l’effacement des traits, le brouillage des limites, le sfumato. Il en résultat neuf grands formats qui tous disparurent dans l’incendie de mon atelier où, asphyxié par les fumées, je perdis moi-même la vie. Louis Lamort, qui fut l’un de mes critiques les plus pertinents et qui avait vu ces toiles, écrivit alors : « Avant sa disparition tragique, toujours fidèle à ses grandes obsessions thématiques, sa peinture exprimait non plus l’opposition entre la vie et la mort mais ce qui, de l’une à l’autre, se poursuit. »

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