“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
Un coup d’œil au classement à deux journées de la fin du championnat fait apparaître une curieuse équivalence : en tête le Paris Saint-Germain (premier budget de Ligue 1), devant l’Olympique Lyonnais (troisième budget) à égalité de points avec l’AS Monaco (deuxième budget). À défaut de mieux, on pourra construire le podium en empilant des riyals qatariens pour la première marche, des euros et des roubles pour les deux autres…
Derrière, Saint-Etienne (sixième budget), Nice (dixième budget), Lille (cinquième budget) et Rennes (huitième budget). Dès lors, comment ne pas célébrer la glorieuse incertitude du sport ?
“En quatre-vingt-dix minutes, tout peut arriver”, soupirent les joueurs soumis aux caprices des Dieux du sport. En quatre-vingt-dix minutes, mais pas en trente-huit journées. Un match, c’est un fugace moment de grâce, le temps des possibles, une brèche dans l’espace-temps où les lois de l’apesanteur ne prévalent plus, ni aucune autre logique. Un match, c’est un aller-retour d’une heure et demi dans le terrier du lapin blanc, le pays des merveilles où les petits peuvent devenir grands, où un Chapelier fou a aboli la temporalité et où tous les excès sont permis.
Mais le championnat, c’est ce côté-ci du miroir : c’est la réalité, qui revient en force, au pas de charge, en écrasant tout sur son passage, le terrier du lapin blanc, tout le service à thé du Chapelier en miette, Humpty-Dumpty en omelette, fini les surprises, fini les merveilles, le chat du Cheschire ne sourit plus : le temps est passé des Lièvres de mars, voici venu celui des comptables et des financiers.
C’est le retour en force de la logique dans sa version la plus implacable : la logique économique. À force de miracles, les Dieux du sport ont maintenu l’incertitude pendant quatre-vingt-dix minutes, mais ils doivent s’avouer vaincus devant cette déesse technocrate, statisticienne accomplie, impitoyable championne des chiffres, devant laquelle tous se prosternent. Car si l’on craint l’ire des Dieux du football, versatiles et colériques, cet imprévisible Destin qui met à bas les défenses les plus solides et contrarie les meilleures stratégies, on désire et on courtise au contraire la Déesse dorée, pour sa générosité et parce qu’elle ne fait pas défaut lorsqu’on a besoin d’elle : la logique économique sait se faire toujours respecter (à part dans le cas de Marseille, quatrième budget et treizième au classement, qui vogue au gré d’un destin aveugle comme Ulysse sur les flots méditerranéens, victime du courroux des Dieux olympiens et d’obscurs intérêts locaux).
“Le football devient prévisible”, argument ses détracteurs. “Il n’y a plus de suspense”, se plaignent les prophètes de la décadence, qui sont légions. La nostalgie, partout la même, n’épargne pas le football, et chacun encense celui de sa jeunesse, avant le professionnalisme, avant l’argent, cet âge d’or mythique où le plaisir primait sur le profit. Même Eduardo Galeano, pourtant si clairvoyant : “au fur et à mesure que le sport est devenu une industrie, s’en est allée la beauté qui naît de la joie de jouer pour le plaisir”. Mais pour le supporteur, nulle décadence, nul désespoir dans cette fatalité : au contraire, il y voit une sécurité, des certitudes enfin dans un monde changeant où “rien n’est jamais acquis à l’homme”, comme dirait Aragon, où l’on ne peut avoir confiance en rien ni personne. Le championnat borne et rythme l’année du supporteur : un début et une fin exactement définis, un calendrier immuable, des dates prévues longtemps à l’avance. Et la certitude d’une hiérarchie précise : les plus riches aux premières places, les plus pauvres en fin de classement. Pas de surprise, chacun à sa place. Bien sûr, le supporteur préfèrerait voir son club remporter le championnat contre toute attente, mais l’ordre des choses le rassure. Un monde bien régulé où il n’est le jouet ni d’un patron, ni d’un propriétaire, ni d’un caprice électoral, ni de l’administration fiscale. Un monde où il sait ce qui l’attend.
Pour le supporteur, le football organise le monde : une géographie de clubs sur la carte, un calendrier de la saison et une logique propre. Il s’en trouve rassuré. Pas de questions à se poser. Son esprit est apaisé. Quant à son cœur, il continue de croire aux contes de fées, et que sur un match (voire plus longtemps, comme Leicester, sacré ce lundi champion d’Angleterre), le lapin blanc peut sortir de son terrier et le petit couper la tête au gros comme la Reine de Cœur, dans un monde éphémère où l’absurde règnerait en maître, fugace désir de révolution enfoui bien profond, au fond du terrier.
Sébastien Rutés
Footbologies
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