Une de mes amies a inventé un jeu assez amusant. Ça s’appelle le Moratin. On y joue à deux, mais il doit être possible d’intégrer de nouveaux joueurs. Le principe est simple : chacun(e) doit s’astreindre à suivre de près l’actualité de Nadine Morano ou de Christine Boutin, à ne laisser passer aucune des brillantes fulgurances de ces dames, lesquelles peuvent créditer d’un ou de plusieurs points la joueuse ayant repéré et rapporté la saillie. Elle a pris Morano, j’ai pris Boutin. Je n’ai vraiment eu le choix d’ailleurs, elle n’aurait laissé Nadine à personne.
Nadine Morano est impressionnante : elle enchaîne les déclarations fracassantes, imperturbable, sous le regard narquois des journalistes, avec une constance et une régularité sidérantes. Résultat : malgré le niveau plus qu’honorable de Christine Boutin, j’ai dû endurer des semaines mortifiantes, durant lesquelles j’ai été constamment menée au score, mais allez vous battre face à quelqu’un qui peut ramasser sans se fatiguer des déclarations telles que “On a laissé entendre que je suis raciste, ce qui m’insupporte. […] La pizza, je l’aime plutôt regina et pas orientale” ou “J’ai le sens de la répartie, je n’y peux rien, c’est inné” [1]. J’ai remonté un peu la pente lorsque Christine Boutin a annoncé la mort de Jacques Chirac par erreur fin septembre et qu’elle a de surcroît refusé de présenter des excuses pour sa bévue. Seulement, dans la foulée, on apprenait que Nadine était allée faire barrage de son corps à Toul (Meurthe-et-Moselle) pour empêcher l’homme d’affaire algérien Rachid Nekkaz de payer des amendes de femmes en burqa (14/10/2016) et la vidéo, étonnante il est vrai, a crédité mon adversaire de cinquante points d’un coup. J’avoue avoir eu alors un moment de découragement : à ce niveau de ridicule éblouissant, le match semblait joué d’avance, à quoi bon se battre.
Et puis, d’un coup, l’espoir. Mais, bon sang, Christine n’est plus, puisqu’elle a maintenant un successeur officiel, le bien nommé Jean-Frédéric Poisson, patron du parti chrétien-démocrate, l’homme décidé à abroger la loi sur le mariage pour tous (“La loi Taubira atteint le principe même de la filiation. Nous sommes tous nés d’un père et d’une mère, ce qui constitue notre identité et notre généalogie. C’est cela, en définitive, que la loi empêche”), fervent soutient de La Manif pour tous. Poisson annonce vouloir renvoyer les “migrants dans les monarchies pétrolières du Golfe, en raison de leur responsabilité dans la crise actuelle au Moyen-Orient”, inscrire les racines chrétiennes dans la constitution, mener la lutte contre l’avortement (“L’avortement est un mal profond considéré comme un bien ! ”), etc.
Je reprends espoir, autant vous le dire, le gars a de la ressource, il va loin, très loin, et Nadine a du souci à se faire. Je creuse et je tombe sur son appel contre la pornographie : “Vous connaissez sans aucun doute Alexandre Soljenitsyne : dissident soviétique, il a passé onze ans au goulag en Sibérie. 11 ans derrière des barbelés et des miradors ; 11 ans de privation de liberté et de dignité ; 11 ans qui, bien entendu, marqueront le reste de sa vie. Et pourtant, il l’a affirmé à plusieurs reprises : le goulag était une entreprise d’asservissement des peuples bien moins efficace que la pornographie. Son avertissement n’a pas été entendu.” Plus loin : “[La pornographie] C’est un drame pour notre pays, un drame profond, violent, qui nous concerne tous et contre lequel chacun devrait se mobiliser.”
Banco, j’estime avoir gagné 100 points d’un coup. Sur ce, en octobre, il affirme qu’Hillary Clinton est liée aux “lobbies sionistes”, et manque d’être éliminé de la primaire de la droite pour antisémitisme, rattrapé par les bretelles par un Sarkozy qui se dit que le bonhomme peut encore lui être utile.
Le camp Morano déprime. Je ricane.
Poisson, l’homme qui repousse les limites, l’homme qui nous oblige à voir la vérité en face : lorsque l’on croit avoir touché le fond du débat politique, lorsque l’on croit avoir atteint le comble du ridicule, eh bien on se trompe, le fond peut être plus profond, car sous le fond il y a le fond.
Et c’est justement ce que dit avec beaucoup de grâce Frédéric Fiolof dans son ouvrage paru récemment, La Magie dans les villes (Quidam éditeur) : “Toucher le fond n’est pas toujours si simple. Il a pu le constater. Le fond, c’est dur et quand tout va mal on finit par atteindre le roc. Le roc, c’est l’autre nom du fond. C’est la surface solide sur laquelle on se pose avec un peu de chance ou sur laquelle on s’écrase quand on en a moins. Pourtant, un jour où plus rien n’avait ni queue ni tête, il s’est posé sur le roc. Un vrai jour pourri de chance. Soudain, il a remarqué que son pied s’enfonçait encore. Le fond, c’était de la vase. Il s’est senti happé dans un monde plus bas et a pensé ça ne se peut pas.”
Évidemment, si, ça se peut, Poisson est là pour le prouver. Et d’ailleurs, poursuit l’auteur : “… il est passé en-dessous, il avait de la vase plein la bouche et il y avait là de drôles de poissons au regard grave et millénaire et des tas de petites bêtes de la nuit qu’il n’avait encore jamais vues.”
Comment ne pas citer ici l’article récent du Point : “FN : pourquoi Jean-Frédéric Poisson nage en eaux troubles” (26/10/2016) où on lit que “Le phénomène Poisson met également en exergue le schisme idéologique au sein du parti de Marine Le Pen. D’un côté, le député qui s’assoit à côté de Marion Maréchal-Le Pen à l’Assemblée nationale a toute sa sympathie (et c’est réciproque) ainsi que celle de l’aile droite du parti dont il est idéologiquement plus proche que des Républicains […]. De l’autre, il est considéré comme ‘complotiste’ par Florian Philippot”.
Vous voyez un peu le problème ?
Vous perdez pied ?
Alors lisez donc Frédéric Fiolof : “… il glissait de plus en plus bas et il a demandé au petit monde : Mais c’est quand le fond ? Alors toutes ces choses lui ont répondu : Le fond, tu l’as déjà touché, il est au-dessus de toi. Détends-toi. Prends la vie sans fond du bon côté. Voyage.”
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