La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Visions aveugles
| 26 Fév 2016

L’œil humain est finalement un organe au fonctionnement relativement simple. Iris, cristallin, corps vitré, rétine : un plan en coupe dûment légendé résume son fonctionnement sans le trahir, car ce n’est pas dans l’œil que se jouent les mystères et les complexités de la vision, mais dans le cortex cérébral.

Il est cependant une chose superbe dans le fonctionnement de l’œil, c’est qu’au beau milieu de la surface sensible qu’est la rétine se trouve un point aveugle. Privé de photorécepteurs, celui-ci perce d’un trou le continuum sensible de la rétine. Pourquoi cette soudaine paresse ? Parce qu’en ce point s’embranche le nerf optique qui transmet au cerveau l’information rétinienne. La réception est interrompue pour que la transmission puisse s’opérer et qu’en dernière instance, une image visuelle puisse être produite. Sur cette image, la présence du point aveugle ne se traduit pas par un brusque trou noir : le cerveau complète les informations manquantes grâce aux données périphériques, et reconstruit la continuité interrompue du champ de vision (faites le test). Au cœur de la vision loge donc la cécité.

Aujourd’hui, quand il est question de vision, l’approche dominante postule la totale transparence du monde : la formule consacrée veut qu’à l’heure d’internet, des réseaux et des technologies de pointe, rien ne puisse plus échapper à l’œil inquisiteur d’un Big Brother menaçant (ou d’une multitude de Little Brothers en embuscade). Aucune ombre ne demeurerait, dans l’anonymat de laquelle s’abriter.

À moins, précisément, que la possibilité d’échapper à la vue ne se trouve dans la vision même ? C’est une des questions que pose le projet Staring at You Staring at Me. À l’origine de la réflexion, deux commissaires : Jinsang Yoo (critique, commissaire et enseignante à l’école d’art Kaywon à Séoul) et par Éric Maillet (artiste, enseignant à l’ENSAPC) qui décident de questionner les nouvelles visibilités (celles des caméras de surveillance, des webcams, des téléphones, des outils type Google Street View, etc.) mais le font en examinant aussi bien ce qu’elles captent que ce qui leur échappent. Ils n’entreprennent pas de tirer les alarmes qui, déjà maintes fois, ont retenti. Ils examinent ce que c’est aujourd’hui que voir, croire voire et ne pas voir.

Staring at You Staring at Me se déploie dans cinq lieux (deux à Séoul, trois à Paris et en région parisienne) et rassemble sans distinction le travail d’étudiants et d’artistes confirmés vivant en France ou en Corée. L’un des trois lieux français du projet est l’espace Ygrec. Le visiteur, aiguillonné par la suggestion d’une visibilité sans mélange et sans entrave contenue dans le titre Staring at You String at Me est immédiatement dérouté et surpris : les œuvres rassemblées ici ne disent pas tant le régime d’hypervisibilité auquel nous serions désormais soumis qu’elles travaillent à mettre en avant, précisément, des points aveugles tapis dans toute situation de vision.

Dong-Hyun Kim, “Blind Spot” (2015), vue d'installation. © ENSAPC YGREC

Dong-Hyun Kim, “Blind Spot” (2015), vue d’installation. © ENSAPC YGREC

L’une des œuvres les plus frappantes de l’exposition est sans doute Blind Spot (2015), de Dong-Hyun Kim, étudiant à Kaywon. Une table et deux fauteuils sont placés au milieu de la première pièce de la galerie. À leurs pieds, des entassements de déchets (bouteilles, sacs, journaux, papiers…). Le visiteur s’approche, examine, et son œil est soudain attiré par un moniteur fiché au mur, qui diffuse la scène et le montre en train de fureter. Mais à l’image, les tas de déchets ont disparu : seules demeurent les deux fauteuils, la table et, dans ce décor très lisse, le visiteur dont l’air suspicieux détonne. Comment l’image escamote-t-elle le déchet, l’ordure, la sale pour ne montrer qu’un aménagement convenable et ordonné ? Y a-t-il trucage ? On bouge, on teste la fidélité de l’image vidéo et l’on est bien contraint d’en convenir : celle-ci n’est pas manipulée. En réalité, tout se joue sur le point de vue. La caméra qui filme la scène est positionnée à un angle tel que les amas d’ordures échappent à son œil, oblitérés par les trois meubles de l’installation. Un point de vue est toujours partiel et peut toujours être trompé puisque chaque corps qui lui apparaît le fait en occultant autre chose : chaque vision est aussi dissimulation.

Dong-Hyun Kim, “Blind Spot” (2015), vue d'installation. © ENSAPC YGREC

Dong-Hyun Kim, “Blind Spot” (2015), vue d’installation. © ENSAPC YGREC

C’est aussi de point de vue dont il est question dans l’installation vidéo de Je-Hyun Shin, Streaming Dance (2016). L’œuvre se déploie sur plusieurs supports. D’abord, elle est une maquette qui modélise la pièce dans laquelle elle est située. À l’intérieur de la maquette est placée une caméra braquée vers l’entrée de la pièce grandeur nature. Les images filmées par la caméra sont projetées en direct sur un mur, si bien que le visiteur qui entre dans la pièce (grandeur nature) de la galerie, se voit simultanément sur l’écran en train de tourner autour de la pièce (miniature). Ces deux points de vue opposés d’intériorité et d’extériorité se confrontent sans pouvoir s’accorder.

Je-Hyun Shin, “Streaming Dance” (2016), vue d'installation © ENSPAC YGREC

Je-Hyun Shin, “Streaming Dance” (2016), vue d’installation © ENSPAC YGREC

En parallèle, est diffusée la captation d’une double performance dansée ayant eu lieu à Paris et à Séoul et filmée selon des points de vue différents qui, à nouveau mettent en abyme la pièce et tissent un réseau de non concordances : la scène filmée a beau être la même, le jeu sur l’intrication des points de vue en empêche la saisie homogène. Ici, l’héritage des années 1970 est palpable : le Video-Tape Corridors de Bruce Nauman qui n’autorisait le spectateur qu’à se voir de dos et jamais de face ; Two-Sides of Every Story, l’installation de Michael Snow qui obligeait le spectateur à courir d’un écran à un autre pour tenter de reconstituer la vision totale d’une scène ; ou encore les Time Delay Rooms de Dan Graham, qui jouaient sur le contraste entre l’immédiateté d’une image reflétée et la mise en abyme heurtée d’une série d’image diffusées en léger différé sur un moniteur, produisant une savante déperdition d’information.

D’autres œuvres du projet Staring at You, Staring at Me, non exposées à l’espace Ygrec, pratiquent de telles impasses visuelles. Jean-Marc Chapoulie s’engage dans une bataille avec Google pour faire déflouter son visage sur Google Street View (Monsieur Google, à qui appartient la réalité ?, 2015), bataille au cours de laquelle on découvre que le droit à la visibilité est parfois aussi ardu à obtenir que celui à l’oubli. Dans Adressability, Jeff Guess provoque la disparition des images dans leur composante même – le pixel. Dans Chambre 42, Yasmine Boutchi et Octave Magescas installent un circuit vidéo fermé : un écran diffuse en direct les images filmées par une caméra de surveillance installée dans la pièce. Le visiteur se voit en miroir dans le moniteur, mais soudain, le flux s’interrompt et l’écran diffuse des images tournées par la caméra de surveillance au moment où l’espace des Grands Voisins était encore un hôpital. Chaque sursaut du passé escamote le présent, interrompt le face à face entre le visiteur et sa propre image, crée une interférence dans le cercle fermé que dessinait ce titre trompeur : Staring at You. Staring at Me.

Nina Leger 

Staring at You Staring at Me, avec Yann Bougaret & Arnaud Mirman, Sung-min Hong, Dong-hyun Kim, Je-hyun Shin, Byung-seo Yoo et Mok-yon Yoo ; Commissariat de Éric Maillet & Jinsang Yoo. 

À voir jusqu’au 12 mars 2016 à l’espace Ygrec, 20 rue Louise Weiss, 75013 Paris, du mercredi au samedi, de 13h à 19h.

Deux autres volets de l’exposition sont présentés jusqu’au 27 février à l’espace Khiasma (15 Rue Chassagnolle, 93260 Les Lilas, du mercredi au samedi, de 15h à 20h) et jusqu’au 28 février à l’espace Les Grands Voisins, Ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul, 82 avenue Denfert-Rochereau, 75014 Paris.

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