La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Irlande-Suède : la chance des Irlandais, mon cul !
| 14 Juin 2016

Je suis assis devant ma télé et m’apprête à regarder mon pays, la vraie Irlande, jouer contre la Suède dans le magnifique Stade de France, au Nord de Paris. Quelle vue superbe, resplendissante du jaune et du vert des maillots, la couleur de chaque pays. C’est un carnaval dans une atmosphère familiale, en contraste avec les scènes honteuses dont nous avons été témoins dans les rues de la France avec les hooligans étrangers.

Je me sens un peu nerveux avant le match, au moment où les équipes sortent du tunnel, comme des gladiateurs se préparant au combat. J’ai l’impression d’être un traître vu que je suis persuadé que la Suède va battre l’Irlande 2-1, peut-être même 3-1. Je ne suis pas romantique, je suis réaliste. De plus, j’ai entendu dire que Dieu jouait avec la Suède, sous le nom de Zlatan Ibrahimovic. Comment diable pourrions-nous battre Dieu !

Je suis si certain de la défaite de l’Irlande, que j’ai parié 20£ avec mon meilleur ami, le fameux détective privé Karl Kane. Il affirme que l’Irlande va gagner 1-0 et honte à moi d’essayer de porter la poisse à mon pays.

Les Suédois sont grands comme des géants scandinaves ; les Irlandais, petits comme des lutins. Quelle chance avons-nous ? Peut-être que la Suède va gagner 4-1 ?

Les choses prennent un bon départ, avec une succession d’attaques de l’Irlande. À la 17ème minute, un corner de Robbie Brady donne presque un but à l’Irlande, mais les pieds de John O’Shea ne sont pas assez légers pour prendre l’avantage, et le ballon sort. Une occasion manquée. Grognements des supporters Irlandais.

À la 21ème minute, c’est au tour de la Suède d’obtenir un corner. Comme pour l’Irlande, rien n’en sort. Une occasion gâchée.

Soudain, l’Irlande est partout, harcelant la Suède à chaque mouvement, à chaque manœuvre. À la 28ème minute, Robbie Brady balance un boulet de canon qui frôle le filet et manque le cadre d’un poil. Grognements mais encouragements du côté des supporters irlandais. Ce tir leur a donné de l’espoir.

Incroyable ! À peine une demi-heure, et c’est l’Irlande qui domine. Ils ont obtenu trois corners et ont souvent tiré sur les buts suédois. Encore dix longues minutes pour arriver à la mi-temps et le score est encore de zéro zéro.

La mi-temps est sifflée. J’ai les nerfs en queue de singe, mais le moral au plus haut. Je n’arrive pas à croire que nous ne soyons pas en train de prendre une raclée !

Seconde mi-temps.

Nombreuses passes des deux côtés. Étrangement, je n’ai pas beaucoup vu Dieu. Il passe un temps fou à se recoiffer et à crier après l’arbitre. Un comportement pas très divin, je dois dire.

Et puis quelque chose d’étrange advient. Je n’oublierai jamais l’heure. 18h05. Putain ! L’Irlande a marqué ! Je crie comme un dingue. Goalllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllll ! Ma femme déboule en courant dans la pièce en pensant que quelqu’un à tiré un coup de feu par la fenêtre (à Belfast, c’est très courant). J’ai mal à la gorge d’avoir hurlé comme un dément, mais j’en ai rien à faire. Le Stade de France explose ; on peut entendre le ballon toucher le filet jusqu’au fin fond de l’Irlande. Wes Hoolahan a marqué une beauté de but. Les Suédois sont sous le choc, figés sur place. Les Irlandais sont maintenant des géants et les Suédois des nains de Games of Thrones ! Où est leur dieu ?, raille-je pour le seul bénéfice de ma télé.

En moins d’une minute, le danger est dans l’air. Les Suédois attaquent. Ils obtiennent un autre corner, augmentant leur pression sur les Irlandais. Heureusement, Darren Randolph, le gardien irlandais, se débrouille pour repousser le ballon au-dessus du cadre après un coup de pied foiré de O’Shea, le défenseur irlandais.

Encore un corner pour les Suédois. Cette fois, le ballon est dégagé, les Irlandais l’interceptent et les voilà qui foncent comme des guerriers dans le camp adverse. Un coup-franc rabat momentanément le caquet des Suédois, et donne aux Irlandais la respiration dont ils ont bien besoin.

Le match est presque fini. Je n’arrive pas à croire que nous gagnons. Et puis, ça arrive. Un coup de pied puissant des Suédois amène le ballon près des buts Irlandais. Après un instant de confusion, Ciaran Clark marque contre son camp. Un cauchemar pour tout footballeur. C’est comme si on venait de me plonger un couteau dans le cœur. Je ne peux plus respirer. Peut-être que dieu est un Suédois, après tout…

Les supporters Suédois entonnent en chœur une chanson, sans doute une chanson d’Abba. Les Irlandais sont soudain très calme.

Encore quelques faibles tentatives des deux côtés, tout le monde semble se  satisfaire d’un match nul, et laisse le jeu s’éteindre.

Le coup de sifflet final tombe sur une partie intéressante bien que frustrante.

Je reste là à me demander comment nous avons fait pour marquer deux buts, et les Suédois zéro, sans réussir à gagner. La chance des Irlandais, mon cul.

 

Sam Millar
traduit par Patrick Raynal

Sam Millar est Irlandais de Belfast. Ancien de l’IRA, il a raconté ses années à la prison de Long Kesh dans son autobiographie On the brinks (Le Seuil, 2010). Comme auteur, il a publié plusieurs romans policiers, dont la série du détective Karl kane: Les Chiens de Belfast (Le Seuil, 2014), Le Cannibale de Crumlin Road (Le Seuil, 2015) et récemment Un sale hiver (Le Seuil, 2016).

0 commentaires

Dans la même catégorie

Drone de drame (ou presque)

L’arbitrage du Mondial devait être assisté par des drones qui, grâce à un ingénieux système que nous ne détaillerons pas ici (trop technique pour nos lectrices), suivraient au plus près tous les déplacements des ballons. D’autres suivraient les joueurs qui profiteraient d’être loin du cœur de l’action pour préparer un mauvais coup.

Ailleurs l’herbe est plus jaune

Depuis quelques mois, on ne parle que des à-côtés du mondial du Qatar. Pots-de-vin, esclavage, chantiers mortels, catastrophe écologique à tous les étages  et diverses autres broutilles collatérales que nous passerons sous silence. Bizarrement, on a peu souligné le fait que tous les matchs se joueront… sur du sable.

J38 – Ecce homo

En cette dernière journée de la saison, une question demeure : pourquoi une telle popularité du football ? Parce que le supporteur s’y reconnaît mieux que dans n’importe quel autre sport. Assurément, le football est le sport le plus humain. Trop humain. Le football est un miroir où le supporteur contemple son propre portrait. Le spectateur se regarde lui-même. Pas comme Méduse qui se pétrifie elle-même à la vue de son reflet dans le bouclier que lui tend Persée. Au contraire, c’est Narcisse tombé amoureux de son propre visage à la surface de l’eau. (Lire l’article)

J35 – Le bien et le mal

Ses détracteurs comparent souvent le football à une religion. Le terme est péjoratif pour les athées, les croyants moquent une telle prétention, et pourtant certains supporteurs revendiquent la métaphore. Le ballon leur est une divinité aux rebonds impénétrables et le stade une cathédrale où ils communient en reprenant en chœur des alléluias profanes. Selon une enquête réalisée en 2104 aux États-Unis, les amateurs de sport sont plus croyants que le reste de la population. Les liens entre sport et religion sont nombreux : superstition, déification des sportifs, sens du sacré, communautarisme, pratique de la foi… Mais surtout, football et religion ont en commun de dépeindre un monde manichéen. (Lire l’article)

J34 – L’opium du peuple

Devant son écran, le supporteur hésite. Soirée électorale ou Lyon-Monaco ? Voire, le clásico Madrid-Barcelone ? Il se sent coupable, la voix de la raison martèle ses arguments. À la différence des précédents, le scrutin est serré, quatre candidats pourraient passer au second tour. D’accord, mais après quatre saisons dominées par le Paris Saint-Germain, la Ligue 1 offre enfin un peu de suspense… Dilemme. Alors, le supporteur décide de zapper d’une chaîne à l’autre, un peu honteux. Le football est l’opium du peuple, et il se sait dépendant… (Lire l’article)