“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
Le football est partout. Matchs en direct, en différé, comptes-rendus : les images du ballon rond saturent la vidéosphère. Sans parler des discours infinis qu’elles suscitent : présentation de matchs, débriefings, débats de spécialistes, de journalistes sportifs, de consultants, interviews de joueurs ou d’entraîneurs, à l’oral ou à l’écrit. Par ailleurs, l’imagerie du football imprègne notre imaginaire collectif : les footballeurs sont des icônes, ils deviennent acteurs de publicités, mannequins pour de grandes marques, leur présence nous envahit. Conséquence : le supporteur n’ignore rien d’eux. Il connaît leur taille, leur performance aux cent mètres, leurs statistiques, mais aussi les détails de leur vie privée : la couleur de leurs grosses voitures, leurs déboires sentimentaux ou judiciaires, où et avec qui ils partent en vacances, la marque de leurs sous-vêtements.
Le football, c’est le triomphe de la société du spectacle, du tout-à-voir. Et pourtant, au cœur de cette exhibition constante survit l’étrange concept de « secret du vestiaire ».
À première vue, le secret du vestiaire, c’est l’irréductible intimité, cette infime part de pudeur qui se refuse à disparaître sous l’œil des caméras. C’est la petite part d’humanité qui résiste à la normalisation médiatique. L’affaire Serge Aurier a montré qu’on n’est même pas à l’abri des médias chez soi, alors le vestiaire fait office de refuge. Ce n’est qu’une métaphore, d’ailleurs : le vestiaire est dématérialisé, il se trouve partout où les joueurs d’une même équipe se rassemblent (c’est pourquoi les mystérieuses « sources proches du vestiaire » qu’invoquent les journalistes ne sont pas forcément postées dans un couloir, derrière une porte). Le vestiaire, c’est le lieu symbolique de l’entre-soi, une utopie où le footballeur pourrait vivre sa vie sans prétendre être un autre, véhiculer des valeurs, être un modèle. Le vestiaire, ce sont les joueurs qui se cachent les uns les autres au grand œil du monde.
Pour le footballeur, voilà à quoi s’est réduit le concept de vie privée : à un vestiaire. Faut-il y voir l’anticipation de ce qui nous attend tous, dans la société du contrôle que nous préparent les Le Pen, Fillon et autres Valls ? Après tout, un vestiaire n’est pas beaucoup plus petit qu’un jardin secret…
Le vestiaire n’est pourtant pas le lieu du silence ou du non-dit (ce qui n’est pas dit n’existe pas dans la société du spectacle). Il est au contraire le lieu où le dire est possible, parce que ce qui est dit ne sera pas répété, déformé, « sorti de son contexte » comme disent les hommes politiques, et au final, vidé de son sens par la prolifération des discours. En ce sens, le secret du vestiaire tient du secret du confessionnal. Le vestiaire apparaît comme cet espace du dire-vrai où les mots prononcés ne sont pas que de la communication. La chose est suffisamment rare pour enflammer les imaginations, et qu’on traque les secrets de vestiaire comme des formules magiques, les abracadabras impossibles de discours spontanés, non formatés, sans comprendre qu’à partir du moment-même où ils sont rendus publics, ils perdent tout leur intérêt. La révélation annule le secret de vestiaire en tant que tel, et le plus souvent on est déçu : qu’importe de savoir quelle chaussette Zinédine Zidane enfile en premier ?
Ceux qui ont cherché à devenir les égaux des Dieux en tentant de percer leur secret savent qu’ils n’en ont qu’un : ils n’existent pas.
Et pourtant, le culte du secret n’épargne pas même ceux de Polichinelle. On continue à fantasmer les mystères du vestiaire, pratiques interlopes relevant de quelque sorcellerie qui mérite qu’on les cache, comme si ce n’était pas l’excès de médiatisation qui produit le besoin de secret. Même s’il y a des parfums d’adolescence dans ce fantasme (que font les garçons dans les vestiaires ?, se demandent les filles, et vice-versa), tout porte à croire que ce sanctuaire jalousement gardé abrite le secret de la réussite d’une équipe. C’est le laboratoire de l’alchimiste, la cuisine du Diable. Le secret de vestiaire serait au footballeur ce que le secret d’alcôve est à l’homme politique : une confession infamante des origines du pouvoir. On se souvient de la vidéo de Fabio Cannavaro sous perfusion : le vestiaire, ce lieu de tous les crimes !
Or, il faut bien avouer que le fantasme a du vrai : le secret de vestiaire, c’est aussi la loi de l’omerta. Difficile à croire quand tant de caméras sont braquées, mais c’est la lettre volée d’Edgar Poe : plus on l’a sous les yeux, moins on la trouve. Ainsi en va-t-il du football pour le supporteur : plus on l’abreuve de détails, plus l’essentiel lui échappe. Dans le bruit médiatique, le silence du vestiaire crie. C’est le cas en Angleterre, depuis quelques semaines, où les révélations sur les scandales de pédophilie s’enchaînent : des dizaines d’anciens joueurs qui ont porté plainte, plusieurs entraîneurs mis en examen et des clubs de Premier League dans le viseur de la justice, dont certains accusés d’avoir versé de l’argent à des victimes pour que l’affaire ne soit pas rendue publique.
Ambivalence du secret dans la surmédiatisation qui le rend nécessaire mais aussi l’exploite commercialement. La société du spectacle a besoin de ces espaces minimaux du mystère pour entretenir sa dynamique de révélation. Le culte du secret ne s’épanouit jamais aussi bien que sous le feu des projecteurs, avec les conséquences qu’on sait…
Sébastien Rutés
Footbologies
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