La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

| 30 Juin 2018
Membre fondateur de la Tropicool Company, Florian Viel travaille, à travers de nombreux médiums, sur un thème unique : les tropiques et la manière dont le regard occidental les perçoit. C’est en même temps qu’il lisait La Jalousie (Minuit, 1957) qu’il a conçu la Sculpture pour fenêtre ou sculpture pour observer discrètement la piscine de ses voisins (prix MAIF 2015), accompagnée d’une vidéo dans laquelle une voix off lit un extrait du roman d’Alain Robbe-Grillet. Un roman vers lequel il s’est tourné pour ses descriptions de l’île, qui lui servent de décor, et dans lequel il a puisé l’objet qu’allait reproduire la sculpture ainsi que la structure formelle de sa vidéo.

Florian Viel, Sculpture pour fenêtre, 2015. Courtesy de l’artiste

Lison Noël : Comment as-tu découvert Robbe-Grillet et La Jalousie ?

Florian Viel : La Jalousie est le seul livre de Robbe-Grillet que j’ai lu. J’ai eu du mal à le lire, d’ailleurs. J’y suis revenu de nombreuses fois. Je savais que l’histoire tournait autour de choses qui m’intéressaient, mais je n’arrivais pas vraiment à m’y plonger. J’avais l’impression d’avoir eu une mauvaise copie du livre ! Je ne connaissais pas du tout la façon dont il était construit. Je l’ai un peu abandonné, puis y suis revenu au moment où j’ai commencé à travailler pour le prix MAIF. La conception de la sculpture s’est donc faite en même temps que ma lecture du livre.

Julie Mendez : Pourquoi t’a-t-on conseillé ce livre ?

FV : Parce que je travaille autour de la manière dont on regarde le monde tropical. L’intrigue du livre se passe sur une île. Il y a une bananeraie. Il y a la façon de regarder les choses, qui est très analytique. Cet axe m’a intéressé. Mais finalement, chez Robbe-Grillet, les tropiques sont juste un support. Là-bas, toutes les maisons sont construites avec des jalousies en lieu et place des fenêtres.

LN : As-tu d’autres lectures de prédilection ?

FV : Je lis beaucoup de romans d’aventures qui se passent dans les îles. Je lis aussi la poésie des Antilles et d’Haïti. Cela me permet de nourrir mon travail et de ne pas avoir seulement une vision occidentale du monde tropical, même si elle est évidemment ancrée en moi. Parfois, un vers peut devenir un titre, le début d’un scénario ou d’une installation, la source d’où va émerger l’idée. Francis Hallé et des écrits plus scientifiques font également partie de mes lectures.

LN : Comment est venue l’idée de faire une jalousie en bronze ?

FV : L’utilisation du bronze était une contrainte imposée par le prix MAIF. J’étais intéressé par l’idée de reproduire avec un matériau associé aux lourdes sculptures officielles, un objet qui est habituellement très léger, insignifiant, qui vole au vent. L’inversion des matières a d’ailleurs été un énorme défi pour la fonderie, pour que les lamelles soient suffisamment fines pour garder l’impression de légèreté.

JM : Pourquoi avoir accompagné la sculpture d’une vidéo ?

FV : C’était aussi une contrainte du prix. Il y a cinq présélectionnés après l’appel à candidatures, qui doivent faire une maquette échelle 1 et une vidéo. Souvent, les artistes font une vidéo expliquant la manière dont ils ont réalisé la sculpture, ils racontent son histoire, etc. Ça me gênait de faire cela. Je trouvais que ce n’était pas le lieu. J’ai essayé de faire une vidéo avec une intention plus artistique, qui ne soit pas une simple présentation de la sculpture. J’ai donc relu La Jalousie, puisque de là venait mon idée, j’ai cherché un passage qui me semblait important et j’ai construit la vidéo à partir de ce dernier.

LN : Pourquoi avoir choisi ce passage ?

FV : Robbe-Grillet y raconte, selon moi, ce qu’est le livre. Il y parle de la répétition, des infimes variantes, des coupures et des retours en arrière : de la manière dont il a écrit ce livre. Je me suis servi de cette méthode pour construire la vidéo. Je suis un peu parti à l’aveugle. Je ne savais pas exactement ce que je voulais, mais je savais qu’il devait y avoir des répétitions, le fait de regarder une femme, qui se trouvait être mon amie à l’époque. Je me suis servi de ce que je trouvais dans ce passage, qui fait quasiment trois pages. On y trouve une ambiance, ce qu’on retrouve assez régulièrement dans mon travail. Le narrateur parle de A., qui est en train d’écrire quelques lignes. Ensuite, on change de paragraphe, sans transition, et Robbe-Grillet annonce vraiment de la façon dont il construit le livre : « sans doute est-ce le même poème qui se continue, si parfois les thèmes s’estompent, c’est pour revenir plus tard affermis, à peu de choses près identiques ». Ça me parlait.

JM : De quelle ambiance s’agit-il ?

FV : De l’ambiance tropicale. Je travaille sur la manière dont, en tant qu’Occidental, on regarde le monde tropical. Ce livre est écrit par un Occidental. C’est une histoire qui se passe dans une île. Il y a ce parallèle : je regarde le monde tropical d’ici et lui a écrit une histoire sur une île, alors qu’il était en France. Je m’intéresse à la manière dont les Occidentaux regardent les tropiques et j’essaie de déjouer les clichés. Je travaille beaucoup à partir de mes voyages. Mon exposition personnelle à Houilles [« No Lifeguard on Duty », La Graineterie, 2017], par exemple, était construite par rapport à un voyage en Guyane. Ou encore, à Los Angeles, j’ai découvert que tout était construit à partir de clichés. La ville même n’avait pas de palmiers quand elle a été construite au départ. Là-bas, tout est histoire de construction d’histoires, de scénarios.

JM : L’esthétique colorée, pop, est-elle une manière de jouer avec ces clichés ?

FV : Ça se traduit aussi dans les formes, pas seulement dans les couleurs.

LN : Comment expliques-tu cet intérêt pour les tropiques ?

FV : Je pense que c’est parce que j’ai beaucoup regardé Un Indien dans la ville quand j’étais petit. Plus sérieusement, c’est venu progressivement. J’ai commencé à travailler avec des meubles Ikea que j’associais avec des plantes. Les plantes que j’utilisais étaient celles que l’on met dans les bureaux, que l’on réserve aux intérieurs, puisqu’elles proviennent souvent des tropiques et ne peuvent pas survivre en extérieur. Mon voyage au Mexique a confirmé cet intérêt pour la flore et la faune, ce que je continue à développer, en parallèle de mes lectures anthropologiques.

LN : Tu as aussi fait un mémoire sur les plantes dans l’art contemporain.

FV : Quand j’ai commencé à l’écrire, je trouvais uniquement des références visuelles. Quand les artistes utilisent des plantes, ils ne parlent pas forcément de la plante, étrangement. J’ai essayé donc de dégager des axes tels que la plante comme décor, qui sert à créer un univers, ou la plante comme archive du temps : elle emmagasine et répond aux stimuli de son environnement et s’adapte. Le troisième axe est un peu plus expérimental, sur la recherche vaine d’exotisme. Je n’ai pas écrit un mémoire universitaire, mais plutôt une histoire. En passant d’une œuvre à l’autre, cela me permettait de faire des liens plus ou moins implicites et d’écrire une aventure et une histoire de l’art des plantes. Je ne voulais pas écrire un texte didactique, de la même manière que je n’ai pas voulu faire une vidéo qui montrait comment j’avais réalisé Sculpture pour fenêtre.

JM : Dans La Jalousie, il y a une contestation de la narration linéaire, le fait de questionner la construction romanesque traditionnelle avec histoire comprenant un début, un milieu et une fin. C’est apparemment ce qui t’a intéressé aussi, comment l’as-tu utilisé dans la vidéo et dans son rythme ?

FV : Le concours imposait deux minutes à la vidéo. J’ai essayé de respecter ce temps, qui était un poil court pour le paragraphe que j’avais choisi. Les textes sont lus un peu rapidement. Si je refaisais cette vidéo sans cette limite de temps, il y aurait peut-être vingt à trente secondes de plus, qui permettraient d’apaiser le débit de parole. J’ai essayé de coller au maximum à la manière dont Robbe-Grillet a écrit son livre. Les plans s’enchaînent sans raconter une histoire. Je n’ai pas écrit de scénario. On a tourné des plans. J’ai essayé de faire un montage qui racontait quelque chose, mais qui n’était pas forcément une histoire. Il joue avec la voix off. Par exemple, certains plans se répètent. Il y a deux fois le plan où elle plonge avec d’infimes changements. Le cadre est identique, elle change juste de maillot de bain. Cela se voit ou non.

LN : Savais-tu qu’un autre roman de Robbe-Grillet s’appelle Le Voyeur [Minuit, 1955], qui précède La Jalousie ?

FV : Non, je ne le savais pas. Mais dans La Jalousie, le fait de voir, regarder, d’observer est aussi présent. Mon texte de candidature au prix parle de ça, de comment regarder. Je me suis mis dans la peau d’un personnage. J’aime bien regarder les gens qui passent par la fenêtre, mais j’ai accentué ce goût, je l’ai surjoué dans la vidéo pour reprendre la vision du narrateur.

JM : Dans la vidéo, tu nous mets dans une position de voyeur, de même que le spectateur de la sculpture quand il regarde à travers.

FV : Oui et on peut aussi être l’observé. La maquette, d’ailleurs, tournait sur elle-même sur une plateforme : on était à la fois l’observé et l’observateur. Je voulais reprendre cette idée de démonstration, un peu comme on montre une voiture dans un salon de l’auto. Dans la configuration sculpture, il y a plusieurs façons de la montrer. J’aime bien la montrer devant une fenêtre, mais ce n’est pas toujours évident à faire. Elle peut aussi être suspendue dans l’espace. On a aussi créé une fausse fenêtre, qu’on peut placer à l’extérieur ou à l’intérieur. On peut ainsi avoir les deux rôles à la fois.

JM : La fenêtre est-elle une référence à Marcel Duchamp ?

FV : Quand tu fais une fenêtre, c’est difficile d’y couper.

JM : Tu es forcément assujetti à l’histoire de l’art ?

FV : La fenêtre dans l’art, c’est quand même un gros sujet. Ce n’est pas ma référence principale, mais en faisant un store, même si je l’ai retranscrit, c’est un ready-made. J’utilise des objets trouvés, mais comme n’importe quel artiste le ferait maintenant. L’utilisation d’objets manufacturés est devenue un outil, ce n’est pas qu’une façon de réfléchir l’objet.

LN : Tu crées des objets qui constituent un vocabulaire autour du thème des tropiques ?

FV : Oui, je fais des sculptures, des peintures et des photographies, qui sont plus ou moins indépendantes les unes des autres. Quand je pense une exposition, j’essaie de construire une installation composée de plusieurs de ces éléments et de toujours créer un dialogue entre les pièces. Par exemple, dans l’exposition que j’ai faite à Houilles, j’ai réintégré des stores. Ce n’étaient pas les mêmes que celui du prix MAIF. Parfois, je fais un rappel à une œuvre créée il y a quatre ou cinq ans pour tisser des liens entre les pièces. Les pièces sont toujours sujettes à réinterprétation.

LN : Sur le site de la Tropicool Company, Jonathan Chauveau-Friggiati présente ta photographie Upgraded vivarium [2016] par cet extrait du livre d’entretiens avec Robbe-Grillet intitulée Préface à une vie d’écrivain [Le Seuil, 2005] : « Il [le narrateur de La Jalousie] est d’ailleurs absent du roman, il ne dit jamais ni “je” ni “il”, mais parle du monde extérieur. Sa conscience est entièrement tournée vers l’extérieur et il n’observe jamais son intériorité. » Est-ce ton cas ?

FV : C’est une question difficile. Dans mes œuvres, il y a régulièrement un lien avec un sentiment ou des expériences personnelles. Par exemple, dans la vidéo, il était important que l’actrice soit mon amie de l’époque, mais c’est uniquement pour moi, si le public ne le sait pas, ce n’est pas d’une grande importance. Dès que mes compétences me le permettent, j’essaie de fabriquer moi-même les œuvres. Mais je tends vers la perfection industrielle, que l’on ne voit pas la trace de ma main, ce qui éloigne les pièces de toute interprétation affective.

JM : Quels sont tes prochains projets ?

FV : Je prépare deux installations pour la Nuit Blanche en octobre, une installation itinérante dans le métro, dont j’ai le projet depuis mon arrivée à Paris il y a sept ans. L’autre sera à la gare de Lyon, avec la Tropicool Company. Je prépare également une peinture murale à Aubervilliers, rue du Clos Bernard, sur le mur du bar Le Palmier, dans le cadre de « Sous les pavés, les arbres », une exposition de Pauline Lisowski et Anne-Marie Morice, qui sera un parcours dans la ville.

Florian Viel
Entretien avec Julie Mendez et Lison Noël

Florian Viel, “Imperator”, 2017. Courtesy de l’artiste.

Florian Viel présente une fresque intitulée Aperçu du sous-bois, dans le cadre de l’exposition « Sous les pavés, les arbres », au café Le Palmier, Aubervilliers, du 29 juin au 8 juillet 2018.

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