La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Les ongles de Picasso
| 03 Avr 2023

« Tu as seize ans, me dit-il. Figure-toi que c’est l’âge qu’avait Duguay-Trouin lorsqu’il participa à son premier combat naval. Il raconte dans ses Mémoires comment, au moment où il s’élance de son vaisseau sur le navire ennemi qu’il aborde, il voit son maître d’équipage manquer son appel et tomber entre les deux bâtiments qui, en se joignant, broient ses membres et son crâne dont le contenu gicle sur ses habits de corsaire novice. Mais ce n’est pas pour te raconter cet épisode sanglant que je t’ai conduit ici. Ni pour te rendre sensible ce dont,  sans doute, tu t’es déjà rendu compte par toi-même : qu’une grande part de hasard préside au destin des hommes et fait que les uns, au terme d’une vie de gloire et d’honneurs, reposent sous une dalle de marbre noir dans la chapelle latérale d’une cathédrale non loin d’une rue qui porte leur nom, tandis que des autres, qui disparaissent anonymes dans l’océan, ne subsistent que quelques mots, giclure d’encre dans les mémoires des premiers. Non. Ce que je voulais te dire, tenter de te faire partager ici, mais j’aurais pu le faire aussi devant n’importe quelle tombe ordinaire du cimetière de Rocabey, c’est qu’il y a dans chaque sépulture le départ d’un chemin qui conduit au mort qui s’y trouve et, par-delà lui, pour peu qu’on ne s’y arrête pas, à tous les morts, et à la mort en général, je veux dire à la mort des vivants. Ou, plus exactement, chaque vivant à sa propre mort, et à la mort de tous les autres vivants, à la mort à la fois comme question et comme réponse, toutes deux inévitables. Tu comprends ? Et est-ce que tu vois, sur la sépulture de Duguay-Trouin, le point de départ de ce chemin ? Il est différent pour chaque tombe. Il se trouve parfois dans l’épitaphe, parfois dans la décoration, dans un détail de la structure, un accident du temps…Il peut dépendre aussi du regard qui s’y porte. Mais là, le vois-tu ? » Je demeurai totalement silencieux, empêché de toute pensée personnelle par tout ce qu’il venait de déverser en moi de la sienne, ou peut-être rétif à envisager comme lui ce à quoi son âge l’obligeait à faire face. Il me prit doucement le bras. « Remarques-tu que les chiffres des millésimes de sa naissance et de sa mort sont les mêmes ? »

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et je me souviens très bien de ses paroles, ce jour-là, où il a parlé de son projet de livre. C’est resté un projet. On entendait par le conduit de cheminée les voisins crier. Ça je n’en veux plus ! On ne comprenait pas tout.