Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique : chaque semaine, Edouard Launet révèle et analyse un inédit grivois ou licencieux, voire obscène, surgi de la plume d’un grand écrivain.
Les écrivains sont des hommes et des femmes comme les autres : ils et elles pètent. Ce n’est pas la partie la plus passionnante de leur activité, il est d’ailleurs extrêmement rare que pets et écriture soient produits de manière coordonnée. On ne voit guère que deux cas où ils puissent avoir réellement partie liée : une émission massive de vesses pestilentielles qui conduirait l’auteur à abandonner son clavier puis son lieu de travail, ou bien la rédaction d’un essai sur la libération des gaz intestinaux, sujet passionnant mais qui est peu susceptible d’induire une grande littérature.
Il arrive que le lecteur pète aussi, par exemple en lisant un roman, mais là encore il n’y a aucun ou peu de rapport entre les deux choses car il est clairement établi que l’émission des vesses est le résultat de la fermentation intestinale de légumes secs, de viandes rouges ou autres aliments riches en protéines complexes, et non de celui de la lecture, aussi ennuyeuse soit-elle. L’expression « péter d’ennui » ne renvoie en effet à aucun processus physiologique connu ; à l’extrême rigueur, la consommation d’un page turner, dont l’effet dilatateur sur les sphincters est avéré, peut éventuellement induire des émissions incontrôlées (on devrait donc dire en bonne logique : « péter d’intérêt »).
Tout ceci étant posé, le pet a tracé dans la littérature un fil plus ou moins rouge qui permet de revisiter les grands classiques depuis, mettons, Aristophane (Ve siècle avant notre ère) jusqu’à René Fallet (1927-1983), l’auteur de La Soupe aux choux. Dans Les Nuées, Aristophane fait dire à Socrate, qui s’adresse ainsi au vieux Strepsiade :
Quand tu t’es rempli de viande aux Panathénées et que tu as ensuite le ventre troublé, le désordre ne le fait-il pas résonner tout à coup ?
Strepsiade acquiesce :
Oui, par Apollon ! je souffre aussitôt, le trouble se met en moi ; comme un tonnerre le manger éclate et fait un bruit déplorable, d’abord sourdement, pappax, pappax, puis plus fort, papapappax, et quand je fais mon cas, c’est un vrai tonnerre, papapappax, comme les Nuées « . Et Socrate de conclure : « Considère donc que, avec ton petit ventre, tu as fait un pet résonnant : n’est-il pas naturel alors que l’air qui est immense produise un bruit détonant ?
Dans La Soupe aux choux, René Fallet use de références plus contemporaines :
Le Bombé avait sans crier gare interrompu cette digression astronomique et lyrique par un atroce pet, les mains crispées sur les genoux pour l’expulser avec un maximum de force. Non, ce n’était pas « Le Bal » de la Symphonie fantastique. Plutôt la trompette bouchée de Bubber Miley, l’un des créateurs de la sourdine « ouah ouah », dans le Creole Love Call de la version originale de 1927. Cette exécution magistrale arracha des cris d’enthousiasme au Glaude : Joli ! Joli ! Ça mériterait d’être gardé pour y passer sur un phono !
Entre Aristophane et Fallet, il y eut James Joyce, dont on peut penser qu’il fut éproctophile (ou flatulophile), c’est-à-dire excité sexuellement par les pets. En 1909, il écrivait en effet à sa compagne Nora :
À chaque coup de queue que je te donnais ta langue impudique jaillissait d’entre tes lèvres et si je t’en donnais un coup plus fort plus profond que d’habitude des pets bien gras bien sales sortaient en crachotant de ton derrière. Tu avais un cul plein de pets cette nuit-là, chérie, et je te les sortais en te foutant, des bons gros copains bien gras, des longs venteux, des petits craquants gai rapide et tout un tas de petits minuscules polissons de pets qui se terminaient en une coulée jaillissant de ton trou. C’est merveilleux de foutre une femme qui a des pets quand chaque coup de queue les fait sortir un par un. Je crois que je reconnaîtrais n’importe où un pet de Nora. Je crois que je pourrais repérer le sien dans une salle pleine de femmes péteuses. C’est un bruit plutôt fillette, pas le pet mouillé lâche que j’imagine chez les femmes grasses. Il est soudain et sec et sale comme celui qu’une petite fille effrontée décocherait la même nuit pour rire dans un dortoir. J’espère que Nora me décochera sans fin ses pets dans la face pour que je puisse aussi connaître leur parfum.
Évacuer les vesses des manuscrits est une des tâches méconnues de l’édition. Madame de Staël a étouffé un pet dans l’œuf en éditant les Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne. Dans la première version de son portrait de Voltaire, le prince s’était en effet permis de noter :
Comme il faut que je dise tout ce que j’ai entendu de cet homme célèbre, voici ce que j’ouïs distinctement, pendant une belle nuit, qu’après m’être promené dans son jardin, je grimpai sur une grosse pierre, pour le voir dans son lit, où il écrivait, sa fenêtre ouverte. Il lâcha un gros pet, qui sentait plus le maçon que l’homme d’esprit ; et je me mis à fuir de toutes mes forces pour qu’il ne m’entendît pas rire.
Voltaire pétait lui aussi. Ceci ne fut pas révélé au lecteur. Mais ce dernier ne s’en doutait-il pas ?
Quant à l’éditeur de Jane Austen — oui, Jane Austen elle-même ! —, il a jugé opportun de supprimer d’Orgueil et préjugés les dernières lignes de ce passage :
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