Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
La “gamification” [1], vous connaissez ? Ce concept à la mode dans les entreprises, les universités [2] ou la communication gouvernementale est une version modernisée du pain et du cirque, avec peu de pain et beaucoup de cirque.
Concrètement, on applique au citoyen, au client, au collaborateur – disons au “peuple” – des méthodes qui sont celles que l’on utilise par ailleurs avec les enfants de maternelle : des activités incessantes encadrées par des consignes régulièrement répétées, très simples et très claires, de la pédagogie, le tout sous une forme qui doit toujours être ludique.
Un exemple, anecdotique, parmi tant d’autres. Ma banque a mis au point une application pour smartphones. Avant l’arrivée de la “gamification”, le solde de tout compte apparaissait en bleu ou, les mauvais jours, en rouge. Classique. Mais ça, c’était avant. Maintenant, devant l’intitulé de son compte, le client a le bonheur de voir s’afficher un petit dessin : un grand soleil, un nuage avec de la pluie ou encore un soleil voilé. Voici une capture d’écran explicative :
Nuages, pluie, soleil : c’est ainsi qu’on “évalue” les enfants en maternelle.
C’est rigolo, non ?
Ils vous plaisent, ces pictogrammes infantilisants ? Vous aimez, cette météo bancaire ahurissante et débilitante censément pédagogique ?
Une pensée pour le petit génie ayant inventé cette précieuse astuce – mais comment donc faisait-on avant ??? – et qui aura sans doute été récompensé par la banque pour sa créativité et son sens de l’initiative.
Le problème, si je puis me permettre, c’est que les clients des banques n’ont pas trois ans.
Allons, allons, allez-vous me dire : on vous voit venir, vous allez écharper les banquiers alors que le phénomène est bien plus général, que l’habitude a été prise depuis un bon moment déjà de considérer “le peuple” comme un tas de gamins indisciplinés et pas bien dégourdis. Et c’est vrai. Lorsqu’une réforme suscite une vague de contestation, on se contente de proposer plus de “pédagogie” (les cons sont lents, il faut leur expliquer, leur réexpliquer, c’est interminable, mais nos bons responsables politiques s’y attellent, hommage leur soit rendu). Lorsqu’on ouvre un magasin qui vend des trucs, on essaie de rendre le concept parlant pour les mêmes cons, d’où les “bars” à soupe, les “bars” à ongles, les “bars” à chignons, etc… : économie de mots, images simplifiées et amusantes, ça plaît. Lorsque le “peuple” ne vote pas comme il le faut, on lui explique gentiment qu’il s’est trompé (voir l’exemple du référendum de 2005), on déchire sa copie et on passe outre. Etc… Les exemples sont innombrables et le petit peuple est prié de de regarder gentiment le journal de 20h, de manger cinq fruits et légumes par jour, de s’accrocher à son portable comme à un doudou, de s’amuser autant que possible, de faire un peu de sport, de s’adonner aux coloriages (les albums pour adultes font un tabac), de liker ou de ne pas liker et de ne pas perdre son temps à trop réfléchir, de laisser les grands s’occuper des affaires sérieuses, ils sont là pour cela d’ailleurs et ils font ça très bien.
Mon banquier ne fait donc que suivre la vague, certes, mais il la suit remarquablement bien, le bougre, il l’accompagne avec bien trop d’entrain à mon goût.
À mon banquier, et à ces amis qui veulent faire de nous des enfants ou au mieux des “adulescents” à vie, je prescris de la lecture, beaucoup de lecture. Mais je sais que ces gens-là ne lisent plus, faute de temps, qu’ils n’iront même pas acheter le traitement qui leur sera prescrit, pas le temps, pas la foi, etc… Alors nous allons un peu forcer la chose, faire preuve de pédagogie appuyée, et mettre en place un protocole d’accompagnement et de lecture suivie et progressive. Peu de textes, donc, des morceaux choisis uniquement, mais une lecture réalisée avec l’aide constante du praticien. Le patient ne sera pas lâché dans la nature avec des livres dont il ne saurait que faire. La lecture sera assistée et assortie de compléments, de notices explicatives brèves mais éclairantes.
Commençons.
Par un poème de Jean Tardieu, tiré de son recueil Monsieur, monsieur (Gallimard), intitulé “Les erreurs”. Jean Tardieu fait précéder son poème de trois lignes indicatives (j’évite ici le terme “didascalie” qui provoquerait effroi et incompréhension chez mon banquier, mais libre à ceux qui voudront adapter ce traitement au leur de le tenter) :
(La première voix est ténorisante,
maniérée, prétentieuse,
l’autre est rauque, cynique et dure.)
Suit le poème, que je reproduis fidèlement, avec mes commentaires entre crochets.
Je suis ravi de vous voir
bel enfant vêtu de noir.
[Jean Tardieu a, de toute évidence, imaginé mon banquier s’adressant à un de ses clients]
– Je ne suis pas un enfant
je suis un gros éléphant.
[répond le client lassé de cette infantilisation et peu disposé à perdre son temps en argumentations complexes]
Quelle est cette femme exquise
qui savoure des cerises ?
[enchaîne le banquier, ignorant superbement la reprise irritée du client et tentant habilement de détourner son attention]
– C’est un marchand de charbon
qui s’achète du savon.
[l’image du marchand de charbon est ici très intéressante, et montre que le client n’est pas dupe : le banquier veut l’enfumer (symbolisme du charbon : noirceur, saleté…), mais lui “s’achète du savon” : on ne l’aura pas]
Ah ! que j’aime entendre à l’aube
roucouler cette colombe !
[le banquier, imperturbable, reste sourd aux remarques acerbes de son client, et se permet une allusion habile au surnom fréquemment donné aux clients par les banquiers lors de leurs réunions en interne : les “pigeons”]
– C’est un ivrogne qui boit
dans sa chambre sous le toit.
[le texte décrit ici très clairement une montée de tension significative chez le client, assortie d’une pointe de désespoir : il est pigeon, oui, comment le nier, mais se l’entendre dire par un banquier qui se régale de sarcasmes idiots, bon sang. Le client se met à boire, c’est normal, dans la pauvre mansarde que son crédit immobilier lui a permis de s’offrir]
Mets ta main dans ma main tendre
je t’aime ô ma fiancée !
[point culminant du poème, cette invitation du banquier, cruelle et retorse : le client est invité, en des termes choisis par la cellule communication du groupe, à se laisser enchaîner volontairement et à donner sa main, autrement dit à s’engager, à se lier par contrat avec la banque cupide, à abdiquer toute autonomie, toute velléité de liberté]
– Je n’suis point vot’ fiancée
je suis vieille et j’suis pressée
laissez-moi passer !
[revirement brutal en fin de texte, le client se cabre (et on reconnaît dans son parler quelques-unes des caractéristiques langagières du peuple : n’suis, vot’, j’suis), il dit non, il dit je ne suis pas qui vous croyez, il part, oui, il part et le poème s’achève sur cette attaque directe de la morgue princière et immobilisante du banquier, “laissez-moi passer” : ouverture finale, l’horizon s’agrandit, l’espoir renaît]
Tout est dit.
Que le banquier veuille bien relire le poème de Jean Tardieu tous les soirs pendant une semaine, sans négliger les explications fournies en complément.
Qu’il le fasse, avec rigueur et application, sans quoi nous nous verrons obligés d’inscrire un nuage avec de la pluie dans son dossier médical.
Et c’est grave, un nuage avec de la pluie.
Nathalie Peyrebonne
Ordonnances littéraires
[1] Voir à ce propos Clément Muletier, Guilhem Bertolet, Thomas Lang, La gamification. Ou l’art d’utiliser les mécaniques du jeu dans votre business, Paris, Eyrolles, 2014.
[2] Le 25 mai 2016, une journée d’étude était organisée à l’Université Sorbonne Nouvelle, intitulée À l’intersection du jeu et de l’apprentissage, et présentée ainsi : “Pour l’enseignant du supérieur en quête d’innovation pédagogique, le numérique offre de nombreuses perspectives […]. Parmi elles, la gamification se propose d’augmenter l’engagement des étudiants dans leurs apprentissages en empruntant aux mécanismes du jeu vidéo. Si l’engouement pour ce média est évident avec 53 % de la population qui, aujourd’hui, affirme jouer, sa rencontre avec le milieu de l’enseignement supérieur questionne : Pourquoi intégrer le jeu dans les apprentissages ? Quelles notions peut-il ou ne peut-il pas transmettre ? Comment lier efficacement jeu et apprentissage ?” Comme quoi, dans l’université française, on n’a pas (du tout) d’argent, mais on a des idées. Et on sait s’amuser.
Jean Tardieu,Monsieur, Monsieur, Gallimard, 1951, nouvelle édition en 1987.
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