Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…
Le 28 août 1725, à la fin de son séjour parisien, Domenico Scarlatti se voit confier une importante mission par l’ambassadeur du Portugal à Paris, Luis da Cunha : remettre au roi une lentille de lunette astronomique… L’instrument qui a coûté 3000 livres, lui explique da Cunha, a été livré à Lisbonne imperfeito, et Jean V est furieux de s’être fait rouler dans la farine par un artisan français pourtant réputé, Nicolas Bion. On sait le roi grand amateur de musique, d’art, de littérature et de sciences naturelles, mais il se passionnait aussi, comme tout honnête homme à l’époque, pour l’astronomie dont un certain Isaac Newton, président en exercice de l’académie des sciences anglaise, la Royal Society, venait de trouver le grand secret : l’attraction universelle.
Jean V avait aussi des raisons plus pragmatiques de s’y intéresser : les frontières du Brésil étant incertaines, il fallait au plus vite y envoyer des astronomes afin de les préciser. Il fit pour cela venir au Portugal deux jésuites italiens dont un seul, Domenico Capassi, fera la traversée vers le Brésil et finira dans la marmite des Tupinamba. Giovanni Battista Carbone, quant à lui, est chargé par le roi d’enseigner les mathématiques à la petite princesse Maria Barbara, à qui Scarlatti enseigne la musique, et d’équiper deux observatoires astronomiques, dont un au palais royal.
Carbone a commencé ses observations en 1723, avec les premiers instruments commandés en France et en Angleterre. Il dispose de lunettes astronomiques, sextants, horloges sophistiquées et autres télescopes — tous engloutis par le séisme-tsunami qui détruira en 1755 le palais de Lisbonne et la majeure partie de la ville. La spécialité de Carbone : les éclipses. En comparant les observations d’éclipses de Soleil ou de Lune en divers lieux, on peut en effet calculer la longitude, paramètre alors inaccessible, et dessiner des cartes fiables. Problème : comment un jésuite vivant à Lisbonne peut-il publier ses articles dans la grande revue scientifique de l’époque : les Philosophical Transactions de la Royal Society ?
La réponse est étonnante : tout jésuite qu’il est, Carbone contacte la diaspora juive portugaise de Londres, ô combien persécutée par l’Inquisition (juifs et “nouveaux chrétiens” grillent encore en place publique à Lisbonne en 1725), et dont plusieurs membres font partie de la Royal Society. Via Isaac de Sequeira Samuda et Jacob de Castro Sarmento, il fera ainsi publier une vingtaine d’articles entre 1724 et 1732. On ne sait pourquoi ces savants, dont les parents avaient été persécutés au Portugal, acceptèrent d’aider notre jésuite astronome…
Jean V lui-même eut quelques contacts épistolaires avec Sarmento, qui lui proposa de traduire en portugais le Novum Organum de Francis Bacon, acte de naissance de la science moderne. Le roi, craignant un ouvrage séditieux, refusa l’offre, mais il mit sans doute plus d’une fois l’œil à la lunette, tout comme Scarlatti et Maria Barbara, pour voir les montagnes de la Lune, les anneaux de Saturne et les satellites de Jupiter…
Les 2 sonates de la semaine
Quelles sonates auraient pu être inspirées à Scarlatti par l’observation d’une éclipse, occultation d’un astre par un autre ? Pourquoi pas les petites sœurs 145 et 146, avec leurs savants jeux de cache-cache, retrouvées dans la collection de Lord Fitzwilliam ? Il y a là le mystère, l’attente et la surprise, à l’accordéon d’Alexander Matrosov comme au piano de Plamena Mangova, qui est au clavier d’une parfaite légèreté. La rumeur musicologique veut que Maria Barbara, devenue très grosse, ne pouvait plus croiser les mains pour jouer les sonates. Voilà un démenti formel.
Nicolas Witkowski
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