Quand je vous disais que la disparition de l’artiste allait nous mettre sur une piste. Un talent de cette envergure laisse forcément des traces de son passage. Le génie ne passe pas inaperçu.
Pas plus tard qu’hier nous avons entendu un témoignage qui pourrait s’avérait capital. Un homme, la trentaine, de type caucasien, croit avoir vu le chanteur dans une estafette blanche de marque Renault le soir de son enlèvement, puisqu’à l’évidence il ne peut plus s’agir d’une fugue. Je ne suis pas un intime de l’artiste mais les quelques échanges que nous avons eus l’après-midi du vol m’ont permis de cerner son caractère. Hypocondriaque, il craint pour sa santé. La possibilité d’attraper une rhinopharyngite le remplit d’angoisse, la bronchite le terrasse, un courant d’air le tue. Sa voix fragile, toujours au bord de la rupture, est sa préoccupation constante. Il protège son organe. Comment le lui reprocher? Il possède une vaste pharmacie composée d’antalgiques, de sprays pour la gorge, de gommes qu’il suce presque sans discontinuer. Il ne boit ni trop chaud ni trop froid, se méfie de ces potages et de ces veloutés que sert brûlants un restaurateur sans scrupules, exècre les sorbets, les esquimaux et les glaces en tous genres. Quand il part en tournée, une malle suffit à peine à contenir sa médecine. Et il serait parti mains dans les poches, aurait pris la poudre d’escampette sans emporter le moindre pilulier? Inconcevable quand vous connaissez l’homme, ses habitudes, ses manies, ses obsessions si j’ose.
J’ai tout de suite su que l’enlèvement était la seule hypothèse. Faute de preuves, je préférais me taire. Puis nous ne sommes jamais à l’abri d’un coup de folie. L’artiste paraissait si désorienté après avoir appris le vol de son bijou que je ne pouvais exclure qu’il ait inconsciemment choisi de se perdre. La fuite en rase campagne ou dans la forêt de Rambouillet, voire en plein champ, l’errance dans une nature qu’un artiste ne peut appréhender que comme sauvage, étant donné son existence de citadin, son goût pour les spots, les projecteurs, les néons, les lumières de la scène, son impossibilité de survivre au grand jour aurait transformé une fugue en véritable suicide. Le pire ne pouvait donc être exclu, bien qu’il fût peu probable. Quand j’ai reçu cet appel inespéré, mes derniers doutes se sont envolés. L’artiste était vivant.
Le témoin est un admirateur. Il a écouté le chanteur en concert à plusieurs reprises, il connaît ses tubes qu’il a même fredonnés pour témoigner de sa bonne foi. Mais qui n’aime pas les grands succès de l’artiste? Les radios diffusent en boucle ses chansons les plus populaires. Son chargé de communication abreuve la toile des rumeurs les plus folles afin de booster l’audience. L’artiste possède plusieurs millions de followers sur les réseaux sociaux. Il est impossible d’ignorer le chanteur. Dans les campagnes les plus reculées, en Franche-Comté, dans la Loire, à Épinal, tout le monde a entendu sa voix. Voilà bien le problème. L’artiste était partout. Il est aujourd’hui introuvable. Disparu comme par enchantement ou presque.
Le témoin, Étienne Bérouillé, a pu nous fournir quelques indices. L’estafette roulait en direction du sud, sur la nationale 10, à la sortie de Rambouillet. Le véhicule était arrêté à un feu rouge. Non. Malheureusement notre homme n’a pas eu le réflexe de relever le numéro de la plaque d’immatriculation. Il était sous le choc en apercevant son idole assise à la place du mort, à moins d’un mètre de lui. M. Bérouillé s’apprêtait à traverser sur le passage piéton lorsqu’il leva les yeux. Son regard passa rapidement sur le conducteur qu’il peine à décrire pour cette raison. Il étouffa un cri en croyant reconnaître le chanteur. Il s’apprêtait à lui demander un autographe quand le véhicule démarra en trombe, manquant de l’écraser et grillant le feu rouge. Tout s’était passé très vite.
Est-il certain d’avoir reconnu l’artiste? Étienne Bérouillé ne saurait le jurer. Notre mémoire nous trompe si souvent. Et quand l’imagination s’en mêle, il est presque impossible de démêler le faux du vrai. Or Étienne rêvait depuis longtemps de rencontrer l’artiste. À la fin de ses concerts il faisait le pied de grue dans l’espoir d’obtenir un sourire, un geste de la main, un mot dédicacé. Pour Étienne, le chanteur. Quelque chose dans ce goût-là. Oui. Les gens sont comme ça. Volontiers fétichistes, ils seraient prêts à tout pour posséder une chose ayant appartenu à l’être qu’ils vénèrent. Un stylo, une mèche de cheveux, un bout de ce papier à lettres qui servait à l’artiste, la moindre babiole ayant été au contact de la divinité acquiert une valeur inouïe. La bague et ses 175 brillants entrent a fortiori dans la catégorie des fétiches. Nous y avons pensé, Billot et moi. Le vol aurait pu être commis par n’importe quelle groupie. L’inconvénient de ce constat est qu’il étend démesurément la liste des suspects.
C’était le cas de Lizz. La jeune fille était folle amoureuse du chanteur. Dans sa passion entrait d’ailleurs une grande part de folie. Elle voulait la chose et croyait naïvement qu’on peut la prendre et se l’approprier. Mais quand l’artiste avait fait mine de la lui donner, sans ménagement encore une fois, elle avait dû comprendre sa méprise. Elle se sera brûlé les doigts à trop vouloir s’approcher de l’idole. Aujourd’hui elle pleure amèrement son erreur. Elle est rentrée chez ses parents. Nous n’avons plus jugé sa présence utile pour les besoins de l’enquête. Lizz a révélé ses quelques mystères. Puis je préférais m’en débarrasser avant qu’elle ne choisisse de filer à l’anglaise. Sait-on jamais. Nous avons assez de la disparition de l’artiste sur les bras pour ne pas nous encombrer de la fugue d’une adolescente attardée.
Son amant en revanche, je parle du jardinier, est maintenu au chaud. C’est une façon de parler. Lui ne nous a pas encore tout dit. C’est du moins notre intime conviction. Mais j’y reviendrai plus tard. Je m’occupe pour le moment du témoin oculaire, le seul malheureusement. Ce qu’il a vu est peu et incertain. Il est possible qu’il ait mal vu. Nous avons cependant choisi de le prendre au sérieux. Le signalement de l’estafette a été communiqué à toutes les polices avec ordre d’intercepter le véhicule sans faire usage de la force. Nous ne voulons pas d’esclandre. Un mort, voire deux, ne serait guère du goût de notre ministre de tutelle. Oui. L’Intérieur commence à trouver le temps long. Je ne peux cacher que le ministre ne partage pas mes méthodes d’investigation. Mais c’est un politique. Il veut du résultat, du chiffre. Comme vous, il est prisonnier de l’audimat. Il se déplace dans le temps court alors que nous autres policiers évoluons dans la durée.
Nous ciselons nos enquêtes. Chaque affaire est pour nous une sorte de roman, intrigue et personnages compris. Oui. Des sortes de poètes épiques. Nous racontons les drames de notre époque. Alors savoir quand j’arrêterai le coupable est pour le moment le cadet de mes soucis. J’ai d’autres priorités. À chacun son métier, n’est-ce pas.
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