La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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19 – Jeudi 25 mai, 20 heures
| 19 Juil 2022

Quel monde. Le procureur m’a appris ce matin qu’une plainte avait été déposée à mon encontre par Maître Hélène Baillencourt, avocate de l’artiste. Elle m’accuse d’avoir révélé au public des détails inadmissibles sur la vie sexuelle du chanteur. Elle exige une rétractation dans la presse sous peine de poursuites judiciaires. Elle vise bien sûr les déclarations que j’ai faites hier sur votre plateau.

La vie privée est sacrée, a-t-elle pris soin de rappeler. Par mes propos je dégrade l’image de l’artiste. Je porte atteinte à sa dignité. Je crois au contraire que Maître Baillencourt se trompe du tout au tout sur la définition de la dignité. En aucun cas je n’ai porté atteinte à la grandeur de l’artiste. Car où se trouve notre dignité? Je ne pouvais m’endormir cette nuit tant cette question me taraudait l’esprit. À deux heures du matin je me suis relevé pour chercher une réponse dans la bibliothèque. Les livres sont souvent notre unique recours dans le malheur. Et cette plainte me donne les plus grandes inquiétudes. Ne risque-t-on pas de me dessaisir de l’enquête pour faute grave? C’est l’intention de l’avocate, soyez-en certaine. Elle aurait émis des doutes sur ma capacité à résoudre l’affaire. Cette histoire de dignité n’est qu’un prétexte pour me discréditer auprès de mes supérieurs.

Par chance le ministre me soutient. Il est vrai qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Mais depuis le meurtre de Jo il a changé son fusil d’épaule. Il juge mes méthodes conséquentes. La précision de mes fiches l’impressionne. Il réclame de les lire chaque soir. Elles le distraient. Les rebondissements de l’affaire le passionnent. Il a compris que les péripéties sont aussi importantes que le dénouement de l’intrigue. Je dîne d’ailleurs chez lui ce soir. J’aurai beaucoup à lui apprendre sur les questions de morale. Peu d’hommes connaissent le véritable sens des valeurs.

Il m’a fallu un bon bout de temps avant de dénicher la perle rare dans la bibliothèque. Isabelle, qui reste mon épouse dans l’attente du divorce, a vidé plusieurs rayonnages. Elle était passée en catimini et ne s’était pas attardée. Elle n’avait laissé qu’un mot griffonné en hâte. Je reprends mes bouquins. Mieux vaut qu’on ne se voie pas. Isa. Elle avait par chance oublié d’emporter plusieurs ouvrages. Négligence de sa part? Mansuétude à mon égard? Ce n’est guère son genre. Mais voilà. On accumule les livres, on ne sait plus où ranger les Balzac, les Zola, les Proust. Les grands auteurs occupent beaucoup de place. Après plusieurs années on ne sait plus ce qu’on a lu, ce qu’on possède ou non, on oublie.

Sur la quatrième étagère j’ai fini par repérer un exemplaire défraîchi des Pensées de Pascal. Je l’avais lu autrefois quand j’éprouvais des doutes sur la poursuite de ma carrière. Oui, j’ai hésité un temps à changer de profession. La restauration me tentait. L’ambiance de la salle m’attirait. Le coup de feu dans les cuisines, l’excitation des bouches qui salivent d’envie dans l’attente du bon plat. Vivre pour le plaisir des autres. Quoi de plus réjouissant. Ou tenir un hôtel. Voir chaque jour défiler des visages inconnus qu’on ne reverra peut-être jamais. À cette époque je rêvais les yeux ouverts. J’aime beaucoup trop enquêter sur les gens pour changer de métier. Pascal m’avait aidé à ce moment crucial de ma vie. « Nous sommes embarqués. » Voilà. Mais c’est une autre histoire.

J’ai rapidement trouvé le fragment que je cherchais car la page était cornée: « Toute notre dignité consiste en la pensée. » Un peu plus haut, le philosophe écrit: « Pensée fait la grandeur de l’homme. » Alors, quand Baillencourt affirme que j’ai porté atteinte à la dignité de l’artiste, il ne faut pas exagérer. Sa grandeur serait-elle au niveau de son cul? Je suis trivial mais il faut quelquefois mettre les points sur les i. Que l’artiste ait eu ou non une vie sexuelle ne change rien au statut de sa personne.

Cette avocate voit le monde par le petit bout de la lorgnette. Si elle connaît des difficultés à atteindre la jouissance, ce n’est pas ma faute. Je crois qu’elle entretient des vues sur le corps du génie. L’avoir comme client ne lui suffit pas. Elle espère un peu plus. La chose tourne la tête même aux esprits les plus fins, les plus cultivés, les plus habiles.

Puis je n’ai fait que rapporter les propos du gamin. Après tout, ses paroles n’engagent que lui. Qui sait s’il ne mentait pas? Peut-être faut-il au contraire attribuer à l’artiste une sexualité débridée, incessante, excessive? Kurz ne l’aurait accusé d’impuissance que par dépit. Le gosse ne faisait pas le poids. Les hommes de pouvoir, les personnes adulées ont en général une vie sexuelle au-dessus de la moyenne de leurs contemporains. Voyez nos hommes politiques. Ils collectionnent maîtresses et amants comme autant de timbres-poste. Tandis que le petit footballeur d’un club de deuxième division, ça ne doit pas bander beaucoup. Je ne dis pas pour les stars de la profession, les Benzema, Mbapé et autres dont les frasques sont presque aussi célèbres que leurs tirs au but, mais le menu fretin. Qu’est-ce que ces joueurs du dimanche peuvent espérer après avoir sué sang et eau devant un parterre presque vide? Ils descendent quelques canettes de bière, racontent trois blagues sur les femmes qu’ils n’auront jamais, puis c’est retour à la maison, assis sagement devant le poste de télé.

Plus j’y pense, plus je suis persuadé que Kurz a mené Billot en bateau. Vous voyez. L’enquête se resserre.

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