J’ai reçu ce matin un coup de fil de Simone. Elle ne reconnaît plus son mari. Il s’est mis à jouer au foot avec Kurz. Elle l’a à peine entrevu durant le week-end.
Simone voulait savoir qui était ce garçon. Billot le lui a présenté comme un cas social. Mais, a-t-elle protesté, Jean-Marie n’a jamais donné dans les bonnes œuvres. De même le foot. Il ne l’apprécie qu’en retransmission, calé devant son écran une bière à la main. Elle ne l’a jamais vu pousser le ballon. Le foot n’est qu’un prétexte pour prier le voisin de venir chez eux passer la soirée à vider des canettes pendant que les deux épouses ont quartier libre. D’ordinaire on va chez le Thaï déguster un curry, m’a confié Simone que je sentais désireuse d’évoquer sa vie de couple. Elle était à bout. Je pressentais un désastre dans la vie conjugale de Billot, mais j’étais loin de me douter qu’il arriverait de cette manière.
Le coup de vent devait venir de Simone. Je l’imaginais déserter le foyer, prendre un amant, mettre les voiles en somme. Billot n’est pas toujours très drôle. Il a empâté, il se tue à la tâche, il est aussi parfois bougon. Je plains son épouse. Je l’ai sondée sur ses sentiments. Contre toute attente elle m’a laissé entendre qu’elle restait attachée à son flic. Je ne vois pas la vie sans lui, a-t-elle déclaré presque en pleurs. Puis il y a la petite Mélanie, a-t-elle ajouté. L’enfant n’a pas encore six ans. Elle a besoin d’un père. Vous savez comment sont les filles. Elle ne jure que par l’homme. Papa-ci, papa-là. J’ai parfois l’impression d’être transparente à ses yeux. Jean-Marie est fou de la petite. Il l’appelle sa reine, son trésor, sa princesse, que sais-je encore. Il lui tourne la tête avec ces épithètes.
Le temps pressait. J’ai remis l’entretien sur ses rails. Mais Kurz, ai-je insisté. Une énigme, m’a répondu Simone. Nous y arrivions. Le gamin salue à peine la maîtresse de maison, il boit son café en silence et attend l’arrivée de Billot. Puis il s’anime soudain à la façon d’un ressort trop tendu qu’on relâcherait d’un coup. Il se montre volubile, charmeur, il n’a d’yeux que pour son mentor. Mélanie l’a tout de suite pris en grippe. Elle se voit détrônée. J’allais poursuivre la conversation dans l’espoir d’en apprendre davantage sur le mystérieux Kurz lorsque Billot est arrivé au bureau. Il avait une demi-heure de retard. J’ai raccroché en prétextant une urgence.
Alors Billot? Qu’est-ce que tu fous? Des embouteillages patron. Vous savez comment c’est. Rien d’autre à me dire? Si, m’a-t-il répondu d’un ton courroucé. J’ai à vous parler. Vous allez comprendre pourquoi j’ai pris la peine de m’arrêter sur ces détails. D’ordinaire la vie privée de mes collaborateurs demeure cachée au grand public. Les amours ou les désarrois de la police ne présentent guère d’intérêt. Dans notre métier nous avançons masqués. L’enquêteur s’efface derrière ses investigations. Peu importe qui conduit une audition. Seul importe la parole du suspect. Nous visons une sorte d’objectivité scientifique. Idéalement nous n’avons pas de personnalité. Au mieux, pour les plus connus d’entre nous, nous possédons un nom, parfois un sobriquet. Voyez Rouletabille. Nous agissons dans l’ombre. C’est ce que Billot tenait à me rappeler ce matin. Il me reproche mes interventions régulières dans votre journal. Mes propos nuisent au progrès de l’enquête, selon lui. Il affirmait pourtant le contraire il y a encore quelques jours. J’ai cherché à le raisonner. Nous ne sommes plus au Moyen-Âge. Billot se trompe d’époque.
Il n’est plus possible aujourd’hui de ne pas communiquer notre travail. Le public exige de savoir ce que trame la police. La moindre arrestation fait la une des médias. Le profil des témoins est exposé au grand jour. Les réseaux sociaux relaient l’information. Il n’y a plus de secret. Autrefois les inspecteurs conservaient jalousement leur méthode. Seul importait le résultat. Ils opéraient à la façon des alchimistes, à l’abri des murs de leur laboratoire et sans publicité. Leurs découvertes relevaient de la transmutation des métaux. C’étaient des sortes d’artistes, non des savants. Aujourd’hui je ne vois pas comment résoudre la moindre énigme sans alerter mes confrères comme nos concitoyens. L’esprit démocratique a gagné la police.
Je le constate à la façon dont mes collègues s’adressent à moi. Nous formons une équipe, nous jouons la même partie, nous nous refilons le ballon, sans manières, quoique dans le plus grand respect. Nous sommes à tu et à toi. Billot est le seul à vouvoyer les autres officiers. Il fait parfois sourire. J’ai bien tenté cent fois d’imposer le tutoiement, mais rien n’y fait. Je ne peux pas, chef, proteste-t-il. Le nombre de verres que nous avons descendus ensemble ne change rien à l’affaire. Pour le reste Billot est parfaitement courtois, il sait se montrer cordial, drôle parfois, même s’il est un peu lourd. Ses plaisanteries ne sont pas du meilleur goût. J’ai d’abord cru qu’il se moquait de moi. Mes passages à l’antenne sont suivis à la P.J. Tous y vont de leurs commentaires. Selon les jours, on me juge plus ou moins convaincant. Bien parlé, dit Estelle, une jeune recrue. Superbe la cravate. Vous l’avez achetée où? surenchérit Bilal, un officier prometteur. Et votre costume noir. Ça vous donne un de ces airs. L’austérité faite homme. C’est bien pour notre image. Étienne, un lieutenant taciturne, trouve toujours à reprendre. Vous auriez pu vous attardez davantage sur l’alibi de la femme de ménage. Quand j’arrive au bureau, le personnel est en effervescence. Les agents de la police n’ont pas la langue dans leur poche. Seul Billot reste sur son quant-à-soi. C’était bien, chef. On reprend le travail? Il est comme ça, Billot.
Ce matin, c’était une autre paire de manche. Il m’a fallu un bon moment pour comprendre où il voulait en venir. C’était pourtant bien simple. J’avais parlé de Kurz en termes déplaisants. C’est encore un enfant, a-t-il ajouté sur un ton mélodramatique. Je n’ai pas été long à réagir. Jean-Marie, vous me cachez encore un truc. J’ai respiré un grand coup avant de lui demander s’il existait quelque chose entre le gosse et lui. Comment ça quelque chose, a-t-il éructé d’une voix de stentor. Quelque chose de trouble, Billot. Vous voyez bien de quoi je veux parler. Je ne vous ne juge pas, croyez-le bien. Kurz est majeur de toutes façons. Mais quand même, Billot. Vous avez pensé à Simone? Elle se fait un sang d’encre. Vous pensez à l’enquête? Un officier n’est pas censé hébergé un témoin et encore moins. Vous me suivez. Je regardais mon adjoint, je l’examinais comme si je le découvrais, je guettais ses réactions.
L’affaire se complique chaque jour davantage. Elle gagne du terrain, elle pénètre les milieux les plus différents. Partie du show-business, elle pénètre le vestiaire d’un club de foot, passe dans l’appartement d’un jardinier, prend un vol pour Rio, s’attarde en Allemagne, ne connaît ni classe sociale ni race ni genre. L’affaire, j’ose le dire aujourd’hui, l’affaire devient universelle. Elle concerne maintenant un officier de police.
Billot a finalement choisi d’éclater en larmes. Il m’est tombé dans les bras. Je m’y attendais du reste. Ce genre de grand gaillard, costaud, amateur de football et de plaisanteries grasses s’effondre quand on gratte la cuirasse. Oh! Oh! susurrait Billot entre deux sanglots. Et dans ces oh! répétés il y avait toute la misère du monde. J’ai tapoté doucement l’épaule de mon adjoint. Ce n’est rien, lui dis-je en maintenant une main protectrice sur son corps secoué de spasmes. Je me trompais dans les grandes largeurs. Billot aime Kurz comme un père son garçon. Il nourrit à son égard des sentiments très tendres qu’il ne peut expliquer. Peut-être a-t-il manqué de ce fils que Simone n’a pas su lui donner. Il voudrait l’éduquer, lui apprendre un métier, pense déjà à l’enrôler dans les forces de police. Le petit a du flair, m’a-t-il assuré en retrouvant un peu d’aplomb. Mais d’où sort-il ce môme? Je touchais au but.
Billot m’a raconté sa journée. On a taquiné le ballon une bonne heure dimanche après-midi. Le petit dribble bien. Il possède un joli jeu de jambes. Très vite j’ai été essoufflé. Je n’ai plus l’habitude de l’effort physique. Alors l’exploit sportif. Vous comprenez, patron. On s’encrasse, on engraisse, on s’empâte. On encaisse le coup plus ou moins bien et plutôt mal que bien. Je ne sais plus courir. Il faisait chaud hier. 28, 29°C. Et on n’est qu’au mois de mai. À la fin je n’en pouvais plus. Mon cœur allait s’arrêter. J’ai pensé à Simone. J’ai revue Mélanie. Quelle connerie. Crever sur un terrain de foot. Stop. J’ai crié stop. Le môme n’a pas compris aussitôt. Il continuait de dribbler, il me passait le ballon. Attrape Jean-Marie. Attrape. Infatigable le gosse. Les ados, je ne connais pas très bien. Mélanie n’a que six ans. C’est plus facile, plus simple les enfants. C’est tout amour. Des baisers, un peu d’attention, des mots gentils, et la petite est contente. Tandis qu’à dix-huit ans un garçon a d’autres prétentions, d’autres exigences. Il aurait eu ma peau si je n’avais pas réagi à temps. Ça suffit, Charlot, lui ai-je lancé d’un ton paternel. Finis les jeux d’enfants. Au café maintenant.
Nous sommes allés au Bar de l’Avenir, à deux pâtés de maisons. L’endroit est calme, surtout le dimanche après-midi. C’est un bar PMU. Il y a toujours deux, trois joueurs qui traînent. Ils remplissent leur tac-au-tac en sirotant un café, accoudés au comptoir. Des arabes ou des noirs, parfois les deux. Évidemment ce n’est pas l’atmosphère du manoir auquel le petit s’est habitué. Nous ne sommes pas dans les beaux quartiers. C’est comme ça que j’ai introduit le sujet. J’ai demandé à Kurz d’où il venait, quels étaient ses antécédents. Avec un tel prénom, il ne devait pas être bien français.
Billot a commencé à remonter dans mon estime. Il n’oubliait pas l’enquête. Je n’avais rien pu obtenir de ce gosse quand je l’avais interrogé. Il s’était braqué contre moi. Son insolence m’avait désarçonné. Les adolescents sont souvent imprévisibles, ils sont instables, capricieux, ils traînent leur mal de vivre comme un boulet au pied, une chimère sur le dos plutôt: ils ne voient pas la bête qui s’agrippe à eux. L’audition de ces têtes brûlées est difficile, impossible parfois. Ils préféreraient mourir plutôt qu’avouer. Ils ne savent pas encore qu’ils sont mortels. La conscience leur vient plus tard, quand elle vient. Je me demande si Billot. Il se mettait au niveau du gamin.
Nous en savons maintenant un peu plus long sur son compte. La vie de Kurz n’a rien d’extraordinaire. Famille de la classe moyenne: le père est comptable dans une entreprise de services à la personne, la mère est employée dans la même entreprise, ils possèdent une maisonnette avec jardin. Ils ne présentent aucun signe particulier. Kurz est un fils unique. J’en ai profité pour remarquer qu’il en avait tous les défauts. C’est un roi qu’aucun concurrent n’est venu détrôner. Billot a protesté. Mais bon. Nous n’allions pas recommencer à nous disputer. Le gosse a reconnu n’avoir jamais travaillé à l’école. À 16 ans, il est orienté vers un bac pro, l’année suivante on le renvoie de son lycée en raison de ses absences: il sèche deux cours sur trois. Il traîne ensuite à droite et à gauche, deale quelques grammes par-ci, par-là avant d’être secouru par un éducateur social qui lui inspire le goût du sport. Je connais la chanson, ai-je dit à Billot. C’est toujours comme ça. La drogue puis le foot quand ce n’est pas la religion. Est-ce qu’on peut parler d’un sauvetage? Puis Jo a déboulé dans la vie du gamin. J’étais consterné, Billot jubilait. Je m’apprêtais à couper court quand il a repris la parole.
Vous ne savez pas la meilleure. Kurz s’appelle Müller. Ah bon? Le grand-père paternel est arrivé en France peu après la seconde guerre. Billot m’intéressait soudain. Il le savait et jouait avec moi comme le chat avec la souris. Il faudra que je revoie mon jugement. Finaud, Billot. Et le grand-père, a-t-il ajouté avec un soupçon d’orgueil, eh bien le grand-père était originaire de Hambourg. Kurz se rappelle que le vieil homme, il est mort aujourd’hui, évoquait son passé avec nostalgie. Il avait eu comme camarade de régiment un dénommé Reinhardt. Fritz Reinhardt.
Quand je vous affirmais que l’enquête se resserrait, je ne vous mentais pas.
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