La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

18 – Mercredi 24 mai, 20 heures
| 18 Juil 2022

Kurz s’est manifesté de façon inattendue. Il a appelé Billot hier soir pour lui offrir de boire un verre. Le gosse semblait pressé de le rencontrer. Il était environ vingt-deux heures, Billot sortait de table. Nous avions travaillé tard.

L’affaire Balda nous donne du fil à retordre. Et s’il ne s’agissait que de lui. Mais non. On a encore l’artiste sur les bras. Quand je dis sur les bras. L’artiste n’a pas réapparu. J’étais rentré chez moi après avoir quitté mon adjoint vers vingt-et-une heures. J’avais ramassé sur la table un mot de mon ancienne épouse. Elle était passée en coup de vent reprendre quelques affaires. C’est-à-dire qu’elle avait vidé une bonne partie de la bibliothèque.

J’avais hésité à téléphoner à Jean-Marie pour lui proposer de nous retrouver dans une brasserie. En même temps je n’avais pas très faim. Le meurtre de Jo me coupe l’appétit. Et puis je ne vais pas m’accrocher aux basques de mon adjoint. Sa vie de famille est déjà malmenée par le rythme de l’affaire. Il rentre tard le soir. Nous dînons ensemble trois ou quatre fois la semaine. Il est arrivé qu’on casse la croûte un dimanche soir, comme le jour où tout a commencé. Simone, son épouse, ne se plaint pas d’ordinaire mais je sens le ciel de leur ménage s’obscurcir peu à peu. Les nuages s’amoncellent. Si Billot ne réagit pas, il va y avoir de l’orage. Je n’allais donc pas appeler Billot parce que ma femme venait de me jouer un tour de cochon. Billot devrait se montrer plus aimant, plus démonstratif. Ce n’est pas dans sa nature mais il faut quelquefois forcer son caractère. Je ne serais pas surpris d’apprendre un jour que Simone est partie sans tambour ni trompette. Adieu. Je m’en vais. Et pas un mot d’explication. Voilà comment est Simone. Peut-être Billot sent-il le vent tourner.

Comment expliquer autrement qu’il se soit rendu presque ventre à terre au rendez-vous que lui donnait le gamin? Il fuit la vie conjugale. Ces circonstances ne sont pas sans intérêt. Elles permettent de saisir l’état d’esprit de mon adjoint quand il s’assit face au gosse qui l’attendait un demi à la main dans un bar de la place des Ternes.

Alors, lui demanda Billot à peine arrivé, quoi? Kurz tarda à répondre. Prends d’abord une bière, suggéra le gosse. C’est difficile, ajouta-t-il aussitôt. Le gamin était distrait et paraissait irritable, m’a raconté Billot ce matin. Tu comprends. Il n’était pas dans son assiette. Billot n’aurait pas fait un bon psychologue. Il manque de perspicacité. Ses affects le dépassent. Le gamin l’a senti d’instinct le premier jour où ils se sont parlé. Avec moi, le courant ne passe pas. Kurz se méfie de mes déductions. Il cherchait hier soir une oreille attentive plutôt qu’un interrogatoire. Pourquoi, quand et comment, dans quel but et avec quel argent? Ces questions sont chez moi comme une seconde nature.

Après un troisième verre le gamin se dérida. Il couchait avec Lizz, la groupie du chanteur. Précise, lui dit Billot qui ne voyait pas le problème. À dix-huit ans, on ne s’embarrasse pas de scrupules. Les jeunes sont inconstants, les garçons surtout. Ils virevoltent à droite et à gauche, ils papillonnent, ils pollinisent parfois. C’est là le drame. Billot, lui-même. Mais je l’ai coupé net dans son élan.

Je ne tenais pas à connaître la folle jeunesse de mon adjoint. Il a paru vexé. Lui d’ordinaire taciturne, toujours sur la réserve, avait ce matin envie de se confier. J’attribue ce changement de caractère à ses déboires conjugaux. J’avais choisi de ne pas en parler mais je crois bien que Simone le trompe. La vie d’un officier de police n’est pas une sinécure. Le métier est difficile, exigeant. On s’expose au danger. Le travail avale tout, les pensées, les loisirs, les amis, le jardinage encore. En règle générale, le flic ne bricole pas à la maison. Changer un joint, purger un radiateur, réparer une machine, un lave-vaisselle ou un lave-linge, est au-dessus de ses forces. Il laisse à son épouse le soin d’entretenir le matériel. Quand une affaire de meurtre vous trotte dans la tête, vous n’avez pas l’esprit à refaire la déco. L’amour en pâtit forcément. Ma femme m’a quitté après quinze ans de mariage. Ce n’était pas une surprise. Pas d’enfant, au moins ça. Alors que Billot. Je ne sais pas ce qu’il fera.

Où est le problème? lança Billot à Kurz. Lizz n’était pas mariée au chanteur. Le gamin s’énerva. Jean-Marie ne voyait rien. Minuit sonnait. Kurz recommanda une bière avant de se raviser. Donnez-moi plutôt un gin tonic. Et pour toi? Il tutoyait Billot. Cette familiarité subite le désarçonna. Mon adjoint est de la vieille école. Il voussoie son prochain. Mais Kurz l’avait pris de court. Ok, lui dit-il. Je te suis. Billot savait-il où il allait?

C’est Jo, lâcha Kurz. Comment ça? Balda? Il s’est fait descendre et salement. Sans sourciller, le gosse reprit la parole. La mort du producteur ne semblait pas l’impressionner. Jo m’avait recruté. Tu percutes? Attends, demanda Billot. Tu veux dire que. Parfaitement, répondit le gosse. Un contrat. Accord tacite évidemment. Jo ne laissait pas de traces. Mon adjoint n’était pas au bout de ses surprises. C’était un échange de services. La belle vie au manoir à condition que. Kurz n’avait pas terminé sa phrase. Incroyable! sursauta Billot. Dans quel but? Et dans le dos de l’artiste! Balda avait-il un compte à régler avec le chanteur? Tu n’y es pas du tout, répondit Kurz. L’artiste. Enfin comment te le dire. L’artiste ne baise pas. Il parade, il joue, au mieux il caresse d’une main distraite le petit cul de la gamine, et c’est tout. Tu veux dire que, commenta Billot. Je ne sais pas, dit Kurz. Alors Lizz? demanda Jean-Marie. Une simple couverture, dit le gamin. Un faire-valoir, renchérit Billot.

Jo estimait qu’il fallait une maîtresse à l’artiste, et quoi de mieux qu’une groupie? m’a expliqué Jean-Marie ce matin. Balda n’était qu’un saligaud. Il s’était mis en cheville avec deux magazines people. Les journaux assuraient la promo de l’artiste en échange de photos de sa vie amoureuse. Eux vendaient leur camelote, l’artiste remplissait les salles de jeunes filles énamourées, prêtes à tout pour se glisser dans les draps du chanteur.

Et l’artiste? demanda Billot à Kurz. Il en disait quoi, la vedette? Ça lui plaisait, répondit le gamin. Beaucoup, même. Il aimait se pavaner devant les flashes. Il n’embrassait la petite qu’en présence de la presse. Il lui prenait les mains, la serrer dans ses bras, lui bécotait le cou. Les révélations du gosse atterraient Billot. Un artiste, oui. Tu peux le dire, ironisa-t-il. Et toi, demanda Billot en coulant deux yeux paternels sur le petit footballeur. Oh, moi. Lizz ou une autre. Je parle de ta carrière, précisa Billot. Je n’ai jamais pensé devenir un sportif de haut niveau. Le foot, c’était pour me sortir de chez moi. La vie n’est pas très drôle à Lens. On a maintenant un grand musée, mais qu’est-ce que ça change pour des gens comme nous? Je ne vais pas y passer toute la journée, au Louvre. Je manque un peu de culture. Les Grecs vaguement, les cathédrales et encore.

Il m’a fallu calmer Billot. Il ne décolérait pas. Le gamin était une victime de l’enfance malheureuse, selon lui. Le jeune Kurz n’est pourtant pas à plaindre, selon moi. Il en a bien profité, tout de même. Billot est sorti de ses gonds. Je n’avais pas de cœur. Mais Billot! Tu perds complètement la tête. Le gamin n’est qu’un petit sagouin. Il se tape la groupie, se fait entretenir par Jo, il mène la vie de château. Et c’est tout ce qu’il t’a dit? Pas d’autres révélations?

Je me suis demandé si nous ne le tenions pas enfin, notre voleur. Le môme connaissait la maison, et pour cause. Il avait ses entrées dans les alcôves. Dérober la bague relevait de l’enfance de l’art. La revendre, c’était une autre paire de manches. Fourguer un bijou de cette valeur demande des compétences qu’est loin de posséder un petit joueur de foot. C’est peut-être là que les choses se sont gâtées. Kurz aurait pu tenter de joindre les gens du milieu, et, par un ricochet que je n’explique pas encore, un truand s’en serait pris à ce malheureux Jo. Le gamin risque de se voir impliqué jusqu’au cou dans cette affaire.

Billot a explosé. J’ai vu arriver le moment où nous en viendrions aux mains. Il était hors de lui. Par chance, le café où nous prenions un petit déjeuner n’est pas le genre d’endroit propice aux effusions de sang. Trop de clients et autant de témoins. La police n’a pas besoin de ce type de publicité en ce moment.

Oui. Nous sommes sur les dents. La population se méfie de nous. Les gens ne nous aiment pas. On nous jette volontiers des pierres. Le monde a bien changé. Où est le respect? J’ai rappelé Billot à l’ordre. Il cachait quelque chose. Les yeux baissés, le visage rubicond, et d’une voix doucereuse que je ne lui connaissais pas, Billot a reconnu avoir emmené le garçon chez lui passer une ou deux nuits. Il prétend vouloir aider le petit à surmonter l’angoisse qu’a provoqué en lui la mort atroce de Jo.

Nous sommes dans de beaux draps.

Chapitre précédent  La Terre n’est pas assez ronde    Chapitre suivant

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Dans la même catégorie