La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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27 – Vendredi 9 juin, 20 heures
| 27 Juil 2022

Bartier a été interpelé mardi alors qu’il s’apprêtait à prendre un vol pour Jersey.

Je pistais le bijoutier depuis son premier voyage à Berlin. Ses allées et venues entre la France et l’Allemagne me paraissaient suspectes. Depuis le 17 mai Bartier s’est rendu sept fois outre-Rhin. Il y passait une nuit et revenait au matin. Il descendait à l’hôtel Adlon, Unter den Linden. À Hambourg il privilégiait le Vier Jahreszeiten, l’adresse la plus chic de cette ville hanséatique. J’ai très vite pensé que l’hypothèse allemande finirait par prévaloir. Dès le moment où j’ai su que la bague avait été commandée par un colonel de la Waffen-SS, il m’est apparu que l’affaire était de nature politique. Je n’en ai rien dit jusqu’à présent tant les implications sont importantes. Je ne suis pas entièrement de l’avis du procureur en ce qui concerne la communication. Comme me le répétait Isabelle au temps où nous nous aimions, je dis toujours la vérité, mais pas toute.

Aujourd’hui encore je ne peux vous révéler le fond de l’enquête. Sachez seulement qu’elle devient explosive. La prudence est de rigueur. Nous avons déjà trois cadavres sur les bras. Puis il y a ma femme. Je vous en ai longuement parlé hier. Il est trop tôt pour savoir quel est au juste son rôle dans cette histoire. Elle est pour le moment sous les verrous. Le parquet a refusé la liberté conditionnelle. Elle clame son innocence, bien sûr. Pour ma part, je préfère la savoir à l’abri des barreaux tant que l’assassin de l’artiste court les rues. Interrogée sur les différents protagonistes du drame, Isabelle affirme n’en connaître aucun, à l’exception de Mohamed. Elle le voyait régulièrement s’occuper du jardin. Il coupait parfois une rose à son intention. Elle n’a jamais vu Bartier ni entendu parler de lui. Je ne serais pas surpris qu’elle nous mente sur ce point.

Bartier venait de temps à autre à la propriété comme il a fini par l’avouer ce jeudi lors d’un interrogatoire serré. Il tentait de fourguer au chanteur ses dernières collections, boucles d’oreille, collier, bracelet. L’artiste aimait briller. Sur ses déplacements en Allemagne, Bartier se montra d’abord discret. Il prétendait raffoler de la culture germanique, Schubert, Beethoven ou Zarah Leander. Il affirmait aimer le cabaret berlinois autant que la musique savante. Cet éclectisme en matière de goût ne semblait pas le gêner. D’ordinaire ceux qui écoutent Schumann n’apprécient pas la chanson populaire. Nous avons noté ses incohérences esthétiques. Elles fleuraient bon la supercherie. Bartier se moque de Beethoven comme de l’an quarante. Il n’a pas été capable de me citer un seul des quatuors à cordes de ce génie mort sourd. De même il déteste Marlène Dietrich qui chantait pourtant à la même époque que la Leander au parcours moins glorieux. Cette dernière était encartée au parti nazi et fut l’égérie du régime tandis que sa rivale fuyait en Amérique.

Il nous a été facile de confondre Bartier. Son amour de la culture allemande ne concernait qu’une période précise et malheureuse de ce grand pays qui ne compte pas moins de 83 millions d’habitants. Bartier prétexta des troubles de la mémoire. Les quatuors, bien sûr! s’exclama-t-il. Je les écoutais presque chaque jour du temps de ma jeunesse. J’étais allé à Pleyel entendre l’ensemble Ballich. En 1998 ou 99. Je ne me souviens plus de la date exacte. Pour la saison d’automne probablement. Son interprétation était exceptionnelle. Mais vous savez comment c’est. Les goûts se modifient avec l’âge. Aujourd’hui je ne peux plus. Entendre ne serait-ce qu’une seule note de Beethoven m’est devenu insupportable. La neuvième tout particulièrement m’écorche les oreilles.

Bartier brodait. Il se montrait intarissable sur la musique romantique. Billot le recadra sans ménagement. On n’est pas là pour la valse. On s’en fout de Mozart. Tu vas le cracher, le morceau? Billot a des lacunes en matière esthétique. Il confond les époques, les genres, il ne distingue pas bien l’Allemagne de l’Autriche. C’est une erreur assez commune qu’Hitler du reste a savamment entretenu avec l’Anschluss. Je ne peux en vouloir à mon adjoint. Plus jeune que moi d’une bonne dizaine d’années, il n’a pas connu les fastes de l’école républicaine, lorsque celle-ci apprenait encore quelque chose. Aujourd’hui les professeurs enseignent l’actualité. Les centres de documentation ont remplacé les bibliothèques. Les livres ont disparu au profit des revues. Où va-t-on?

Bartier bredouilla quelques excuses. Le tutoiement de Billot lui avait glacé le sang. Il m’avait moi-même surpris. Billot sortait de ses gonds. L’autre sentait que la situation lui échappait. Il tenta une dernière diversion. Je préfère les blonds, révéla-t-il tout à trac. Les grands blonds, jugea-t-il utile de préciser. Il y avait probablement du vrai dans cet aveu inattendu. Bartier affichait le visage penaud de ceux qui confessent une faiblesse de caractère. Je me permis d’insister. Vous n’avez jamais essayé autre chose? Les femmes, non, vraiment, c’est comme la neuvième, je ne peux pas. Billot bouillait d’impatience. Il coupa net Bartier.

Vous pourriez tout de même faire un effort de temps à autre. Ce n’est pas si difficile. Je dus remettre mon adjoint à sa place. Sa sortie était déplacée. Dans la police nous devons montrer l’exemple. Le respect des minorités est une de nos exigences. Bartier m’avait mal compris. Je parlais des bruns ou des roux. Je ne sais pas, moi. Ou les noirs. Ce n’est pas rengaine de toujours courir le même lapin. Les blonds, c’est un peu fastidieux à la longue. Cette remarque mit Bartier hors de ses gonds. Il avait jusqu’alors montré une attitude extrêmement policée. Il tenait un langage relevé. Ses manières étaient celles de la place Vendôme, bourgeoises et distanciées. Il prenait de haut nos questions. Il changea de ton. L’évocation de sa sexualité, avec toutes ses particularités, le ramenait à un niveau nettement moins avantageux.

Il se mit à affecter un air canaille, celui j’imagine qu’il utilise dans les backrooms de Berlin et Hambourg. Bon, les grands blonds, ça m’excite. La brute aryenne me fait bander. Les autres, les noirs, les juifs, les rastaquouères, je m’en tape. Comme la neuvième en somme, dit Billot. Ouais, si tu veux. Des détails? Nous avons prié Bartier de nous les épargner. On tutoie la police maintenant?

Je vis arriver le moment où Jean-Marie allait cogner. Je pus donner le coup de grâce. La carapace de Bartier s’était lézardée, il tremblait presque, de rage ou de peur: nous allions bientôt le savoir. Je n’avais pas convoqué le bijoutier de la place Vendôme dans le seul but de connaître sa vie sexuelle. Celle-ci est d’ailleurs transparente, à quelques détails près sans doute, mais là n’est pas le problème. Chaque mois Bartier verse une somme de 100 000 euros sur un compte off-shore situé aux Bahamas. Nous avons eu quelques difficultés à suivre les méandres empruntés par ses virements pour échapper à la sagacité du fisc. L’argent est d’abord envoyé sur un compte au Luxembourg auprès d’une grande banque qui a pignon sur rue puis il transite par Jersey avant de s’envoler pour les paradis fiscaux. Entretemps l’expéditeur a changé plusieurs fois de nom. Il a fallu trois semaines à nos meilleurs enquêteurs pour remonter toute la filière. Du beau travail.

Bartier tenta de nier les faits. Je lui montrai les relevés de banques. Il capitula. La rage le cédait à la peur. Bartier paraissait terrorisé. Il reprit ses manières du grand monde afin de masquer son trouble. Comment faisait-il pour escamoter chaque mois des comptes de l’entreprise une pareille somme? Oh! susurra Bartier. Ce n’est pas une fortune. Nous brassons un budget de plusieurs millions d’euros avec nos succursales en France et à l’étranger. Le comptable inscrivait la note sur la ligne des faux frais. Nous dépensons tellement en cocktails, dîners mondains, déplacements. Une maison comme la nôtre doit tenir son rang. Il restait à connaître le nom du bénéficiaire de ce joli placement. Bartier se préparait-il une retraite dorée sous le soleil des Caraïbes? Son goût pour les bêtes blondes rendait improbable cette hypothèse, à moins d’imaginer l’import de spécimens aryens sur une île privée et inaccessible au commun des mortels.

Tout est possible passé un certain degré de richesse. Les milliardaires ne reculent devant rien, drogue, esclavage, meurtre, corruption des élites dirigeantes. Sauf que Bartier recherchait à Berlin et Hambourg quelque chose de spécial, une ambiance, des bars plongés dans la pénombre où tous les coups sont permis, une promiscuité qu’encourage le froid propre aux pays nordiques. Alors les Caraïbes, ça n’allait pas le faire, même avec beaucoup de moyens et d’imagination. La preuve en est que Bartier ne s’est jamais rendu dans l’hémisphère sud. Il se contentait d’envoyer de l’argent à Nassau.

Mais à qui? et pourquoi? Bartier devint livide. Je menaçai de fermer la boutique de la place Vendôme. Un beau scandale en perspective. La princesse de Monaco était attendue le lendemain pour le choix d’un collier. Bill Gates devait passer la semaine suivante. Il cherchait un bracelet-montre. On espérait encore, quoique sans certitude, l’émir du Qatar et ses nombreuses épouses. La liste des célébrités qui se pressaient chez Bartier était impressionnante. Ah mon Dieu, s’exclama le suspect en reprenant quelques couleurs. Nous avons reçu ce matin un appel de l’Élysée. La boutique doit recevoir en fin d’après-midi l’épouse du président. Elle se déplace dans le plus grand secret. Notre service de sécurité est déjà sur le pied de guerre. Billot fronçait les sourcils. La garde nationale n’avait été prévenue de rien. C’est pour une broche, précisa le bijoutier. Un modèle unique. Bon, patron, on le coffre? Billot commençait à s’impatienter sérieusement. Vous ne pouvez pas, lança Bartier. Pensez aux conséquences. Je sers la République. Il était plus de 16h. le temps pressait. Nous devons parfois prendre des décisions difficiles, délicates, des décisions politiques.

Ok, Bartier. Je vous libère mais vous me donnez un nom. Qui empoche le pactole chaque mois à Nassau?

 

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