À quoi rêve un ordinateur ? C’est une des questions que se pose Federico León dans Las Ideas, le spectacle invité par le festival d’Automne à Paris et qui vient d’être présenté au théâtre de la Bastille, avant de poursuivre une tournée européenne (1). Ce n’est pas une question théorique. Dans Las Ideas, l’ordinateur est un personnage au même titre que les deux protagonistes – un auteur-metteur en scène et un technicien – censés travailler à leur prochaine création. Le Mac a une fonction centrale : il stocke les différentes strates de la mémoire des deux autres, qui filment et enregistrent des séances de travail pour ensuite passer leur temps à les visionner. Une machine à remonter le temps conçue comme une galerie des glaces, où ils se regardent se regardant se regarder, et ainsi de suite. Il y a de quoi devenir fou, et le Mac n’y résiste pas qui finit par exploser en vol, comme si son rêve ne pouvait être qu’un cauchemar. Le conte fantastique n’est qu’un des fils d’un spectacle qui cherche moins à brouiller les pistes qu’à perturber la perception de la réalité, en la mettant perpétuellement en abyme ; le temps présent – celui de la représentation – étant constamment englouti par le monstre du passé.
Si l’ordinateur est en surchauffe, les deux compères vivent les choses de façon décontractée. Quand il ne jouent pas au ping pong, ils fouillent dans le disque dur, à la recherche d’images susceptibles d’être utilisées dans la création à venir. Il y a le film porno remonté sans les séquences de cul – et quelque part dans la corbeille, les images censurées, prêtes à ressortir – et l’histoire de l’actrice trisomique qui invente des performances avec des animaux et transforme les tortues en crabes ou enferme des chiens vivants dans des peluches. L’allumage d’un joint donne lieu à un débat souriant à propos de l’effet produit sur les spectateurs qui auront tendance à penser que ce n’est pas un vrai joint et qu’il faudrait convaincre du contraire. Oui mais comment ? Sachant que fumer un joint sur scène pose sans doute de sérieux problèmes juridiques. Mieux vaut donc opter pour du faux. Oui, mais quid du joint que Julián Tello, compagnon de Federico León sur le plateau, allume durant cette discussion où ils sont censés être en train de répéter le spectacle à venir ? Autre débat : comment vider une bouteille de whisky sur scène, sans tricher – l’acteur doit boire de l’alcool pour de bon – tout en évitant l’ivresse ? Boire vraiment du whisky, tout en buvant vraiment du thé : la solution existe, et Federico León, qui sait parfaitement que le théâtre est moins l’art de créer de l’illusion que de bricoler du réel, la fournit volontiers aux spectateurs.
C’est toujours avec le sourire que Federico León poursuit une obsession qui ne tourne pas autour du vrai et du faux, mais de la perception du temps. Dans Las Ideas il joue avec ce que l’on pourrait appeler la polaroïdation du monde : la tendance à tout archiver dans l’instant, la croissance folle d’une mémoire qui envahit le présent, comme si la vie n’existait plus qu’à travers les preuves qu’on en garde. Une obsession du temps que l’on retrouve dans tous ses spectacles – dont Yo el futuro, où il réunissait sur scène trois générations d’acteurs se renvoyant la balle de la mémoire – et dont une partie du charme tient peut-être à la nostalgie de l’enfance, à la capacité de toujours tout remettre en jeu. Dans Las Ideas, lui même et Julián Tello sont deux mômes en train de s’amuser dans un coin du garage paternel ; la table de ping pong sert aussi de tableau noir ou d’écran de projection, et les histoires absurdes ou astucieuses qu’ils se racontent ne véhiculent aucun discours. Federico León n’a rien à prouver mais il a le sens de la poésie. À l’heure où plusieurs des figures de la scène théâtrale argentine – Daniel Veronese, Claudio Tolcachir, Mariano Pensotti – semblent quelque peu s’essouffler dans l’exploitation d’un néo-réalisme aux recettes sans surprises –, Federico León poursuit un chemin plus singulier.
René Solis
(1) 21 et 22 octobre, Festival International de Théâtre de Cádiz ; 27 octobre 2015, Festival Bilbao Antzerkia Dantza, Bilbao ; du 5 au 7 novembre 2015, Brut, Vienne ; 15 et 16 novembre 2015, Festival Home Works, Beyrouth.
Le spectacle sera repris au CDN de Montpellier – Humain Trop Humain, les 18, 19 et 20 mai 2016. Et au Théâtre Garonne (Toulouse), du 8 au 10 novembre 2017, puis du 16 au 18 novembre 2017 (à voir aussi : Yo en el futuro, du 16 au 18 novembre 2017).
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