La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Les manchots de Gerald T. Cutland, cuistot de l’Antarctique
| 19 Déc 2022
Gerry Cutland, cuisinier de la base antarctique britannique Station F entre 1956 et 1957

Gerry Cutland, cuisinier de la base antarctique britannique Station F entre 1956 et 1957

Regardez la tête de ce brave type! Dévisagez-le, surtout n’hésitez pas! Notez sa tête de brachycéphale partiellement édentée, son nez épaté, et cette manière étrange qu’il a de porter la pipe à sa bouche, avec cette galoche qui lui sert de menton… Remarquez les yeux pétillants et le sourire béat de celui qui rit toujours de ses propres blagues. Prenez aussi le temps d’observer son gilet sans manche, sa chemise retroussée au col grand ouvert pour mieux respirer la joie de vivre! Qui est-il?

Le cuistot de la « Station F »

Ce type s’appelait Gerald T. Cutland, et cuistot était sa fonction; cuistot de la « station F » s’il vous plaît, une base scientifique britannique établie sur l’île Galindez, minuscule amas rocheux de 800 mètres de long dans l’archipel Argentine, à quelques milles marins des côtes de la péninsule Antarctique. Entre 1956 et 1957, « Gerry » Cutland a hiverné dans cette « station F », devenue aujourd’hui la base Akademik Vernadsky après que les Anglais eurent refilé leurs vieux bâtiments aux Ukrainiens qui tiennent là leur unique station antarctique. Perfide Albion…

L’archipel des îles Argentine avec l’île Galindez le long de la côte Ouest de la péninsule Antarctique.

L’archipel des îles Argentine avec l’île Galíndez le long de la côte ouest de la péninsule Antarctique.

Mais revenons à notre ami Gerry Cutland voulez-vous? Compte-tenu des conditions de vie de l’époque, je ne crois pas trop m’avancer en affirmant que c’était un gars solide, un coriace, sélectionné surtout sur ses capacités physiques et psychologiques, devant le rendre capable de tenir le poste et supporter l’hostilité de l’environnement polaire, un dur à cuire autrement dit, sans parler de ses éventuels talents culinaires. Car même – surtout – relégué au pôle Sud, un cuistot anglais demeure un cuistot anglais, un gâte-sauce Worcestershire.

« Cuistot anglais », vous le sentez l’oxymore? Un professionnel de la gelée fluo tremblotante! Le pape de la tourte aux épinards tièdes et au coulis de menthe! Mais peut-être Cutland dérogeait-il à cette règle, allez savoir! En fait, vous allez bientôt savoir. Car, si j’ai pris le parti de vous parler un peu de lui aujourd’hui, c’est parce que Gerry Cutland, pendant sa mission polaire, a eu la bonne idée de rédiger un petit livre d’une cinquantaine de pages dans lequel il décrit les recettes de tous les brouets qu’il parvenait à mitonner dans le local lui tenant lieu de cuisine; des plats dont se bâfraient jour après jour les hommes qui plaçaient en lui leurs espoirs de survie et, incidemment, de reproduction de leur force de travail; on ne leur avait pas vraiment laissé le choix.

Fit for a FID

Même si Cutland s’est appuyé, dans sa rude tâche de préparation de la mangeaille quotidienne, sur une redoutable et peu ragoutante tradition gastronomique antarctique, déjà vieille de quelques décennies, bon nombre des recettes figurant dans ce bouquin sont les siennes, à lui, celles qu’il a inventées. Ce fameux livre de recettes – introuvable aujourd’hui – s’intitule Fit for a FID, or, How to Keep a Fat Explorer in Prime Condition (BAS publication, Cambridge, 1957). Le titre témoigne déjà à lui seul de la malice de son auteur, tout en sachant par ailleurs que FID était le surnom dont se voyaient gratifier tous les gars présents sur place, autrement dit les membres du FIDS, l’acronyme de « Falkland Islands Dependencies Survey », l’institution chapeautant les stations polaires de sa Gracieuse Majesté avant qu’elle soit plus logiquement rebaptisée « British Antarctic Survey » (BAS) en 1962.

La base F telle que Gerry Cutland l’a connue

La base F telle que Gerry Cutland l’a connue

Mais avant d’aller plus loin dans cette étude, il me paraît encore important de signaler que l’intention de Cutland n’a jamais été de compiler ses recettes dans un livre publié par une maison d’édition spécialisée dans la gastronomie, ni de chercher à faire connaître ses trouvailles de par le vaste monde pour en tirer une gloriole à la Anthony Bourdain. Non, son projet, aussi prosaïque que généreux, consistait à mettre à la disposition de ses successeurs un recueil où ces derniers pourraient trouver tout ce dont ils avaient besoin de connaître afin de préparer convenablement les plats nécessaires pour nourrir une escouade de chercheurs dans la force de l’âge. Ceci en s’appuyant, d’une part, sur des réserves fournies annuellement par l’administration, réserves certes suffisantes mais peu diversifiées, déshydratées, lyophilisées, entendre défraîchies, et, d’autre part, pour améliorer l’ordinaire, sur des ressources locales abondantes, cynégétiques, exotiques, mais nécessitant qu’on sache impérieusement les préparer sous peine, au mieux, de dégueulis généralisés parmi les convives, au pire, d’intoxication alimentaire. Simplicité, reproductibilité, sécurité, excentricité et surtout roborativité, furent par conséquent les maîtres-mots de la philosophie culinaire que Cutland avait décidé de mettre par écrit. « It would grieve me no end if a FID went bald, or had to be carried out in a strait-jacket after struggling two years with my recipes and getting no results » (« Cela me fendrait le cœur si un FID devenait chauve, ou devait être emporté dans une camisole de force, après avoir bataillé pendant deux ans avec mes recettes sans obtenir de résultats »), annonce-t-il afin de clarifier les choses.

S’ensuit donc une série de recettes originales, dont celles consacrées aux gibiers paraissent de toute évidence constituer le morceau de choix. J’entends ici par « gibier » les pauvres créatures que l’isolement pluriséculaire loin de la civilisation humaine avaient rendu insouciantes et curieuses, les désignant conséquemment comme des proies faciles pour les fusils et les pièges des braconniers du froid, les morfalous de la « Station F ». Phoques, manchots et autres cormorans, finirent ainsi plus souvent qu’à leur tour dans la casserole polaire de Cutland. «God was very generous in respect of fresh meats to be found in this, the white desert of the South » remarque-t-il comblé (« Dieu a été très généreux en viande fraîche que l’on peut trouver ici, dans ce blanc désert du Sud »).

Maudites bestioles

Vous ne serez donc pas surpris maintenant si je vous dit que dans l’ouvrage de Cultand, un chapitre entier, le sixième – pas le plus long toutefois, on en comprendra bientôt les raisons. Ndlr –, est entièrement dédié aux recettes à base de manchot, et ceci malgré le fait que la « base » en question soit passablement restreinte ; notre cuistot de préciser en effet d’emblée que seule la poitrine dudit piaf, préparée en filets, mérite vraiment d’être qualifiée de comestible… Évidemment, le maître queux étoilé de la Croix du Sud n’ignorant pas qu’il trouvera plus de chair dans un manchot royal (Aptenodytes patagonicus) que dans un manchot Adélie (Pygoscelis adeliae) choisira de préférence ce dernier… Mais passons, et cédons sans plus attendre la parole à notre cuistot de l’Antarctique. Une dernière précision toutefois : afin de ne pas trop alourdir cet affligeant billet consacré à la becquetance, je m’efforcerai dans les lignes qui suivent de traduire directement, et d’arranger légèrement à ma sauce, les passages tirés de la prose de Cutland. Puisse son fantôme, un jour, me le pardonner…

Couverture originale du livre de cuisine antarctique commis par Gerry Cutland

Couverture originale du livre de cuisine antarctique commis par Gerry Cutland

« Je m’attends à ce que vous vous demandiez maintenant quand est-ce que je vais enfin me résoudre à dire quelque chose de vraiment utile à propos de la cuisine de ces maudites bestioles, mais pour vous dire la vérité, je pourrais encore radoter ainsi indéfiniment. Cependant, pour votre bien, je vais m’arrêter là et tâcher de vous dire comment je les préparais. Tout d’abord, la plupart d’entre vous savent déjà que leur odeur ainsi que leur goût sont vraiment très puissants. Et si vous l’ignorez encore, alors vous le découvrirez sacrément vite quand vous commencerez à en cuisiner un… (…) Certes, la chair des jeunes phoques, des cormorans ou des manchots est exquise mais à l’état naturel, elle est trop forte pour être véritablement appréciée. Voici pourquoi elle doit toujours être soigneusement lavée plusieurs fois puis exposée à l’air frais pendant quelques jours (…) avant de la cuisiner. La blanchir contribuera à l’améliorer encore ; l’opération consistant à plonger la viande dans une eau froide que l’on portera à ébullition, de l’y laisser quelques minutes avant de la retirer puis de la laver. Il est aussi impératif de retirer toute la graisse avant la cuisson, et il faut toujours utiliser du suif de bœuf pendant la cuisson ».

Voici pour les préliminaires. Ils sont immuables pour toutes les recettes contenues dans le livre de Cutland. À partir de là, si ces premières instructions ont été suivies à la lettre, la viande est alors prête à être rôtie, braisée, frite, sautée, préparée en roulades, en escalopes, en tournedos, ou tout simplement bouillie avec de la menthe. Pauvre bête, il y en a décidément pour tous les goûts ! Le reste n’est qu’une affaire de coction… D’ailleurs, quelque soit le choix et le soin apporté à la préparation du manchot, la sentence sera toujours la même. Elle relève de la vulgate culinaire, transmise invariablement de génération en génération par les explorateurs polaires : « I prefer my fish with scales, not feathers » (« Je préfère mon poisson avec des écailles, pas avec des plumes »). Vous voici prévenus !

Maintenant vous vous rappelez peut-être que je vous avais informé quelques lignes plus haut de la brièveté du chapitre traitant des manchots en comparaison des autres gibiers. Voici comment Cultland l’explique :

« [Il y a] plusieurs raisons, la principale étant que je n’aime pas ce truc. Ainsi, lorsque je prépare un manchot, de terribles scrupules me font penser que je cuisine en réalité des petits hommes qui ont seulement été un peu trop curieux et stupides. Je n’en suis jamais arrivé au point de rêver qu’ils me poursuivaient dans la cuisine avec de grands couteaux, mais une fois, lors d’une nuit, j’y ai quand fait une inspection rapide, juste pour voir ce qu’il se passait. Au début, j’ai pensé que c’était agréable de voir arriver dans un tel état de fraîcheur son repas dans la casserole mais, hélas, je n’ai jamais eu le cœur à porter le coup fatal. Même si j’en ai beaucoup cuisinés, j’ai toujours laissé ce sale boulot à ceux qui voulaient vraiment en manger. Et puis, aussi étrange que cela puisse paraître, après en avoir tant préparés, j’ai dû arrêter de boire car j’avais fini par voir des manchots roses au lieu des habituels éléphants roses. Mon médecin m’a dit que ce n’était peut-être pas si bon que ça pour ma santé ».

ROULADES DE MANCHOT (à la Gerry Cutland) :

Ingrédients :
– Viande de manchot (filets)
– Bacon
– Tomates en boîte
– 2 cuillères à soupe de vinaigre de vin
– 1 cuillère à soupe de farine
– ½ tasse d’oignons reconstitués
– ½ coupe de navets reconstitués
– ½ coupe de petits pois
– Bovril (bouillon concentré de bœuf)
– Sel, poivre, eau
– 120 grammes de suif de bœuf
– Fil de coton
Étapes :
1/ Couper la viande en rectangles et assaisonner. Déposer une tranche de bacon sur chaque morceau et saupoudrer de persil ou de fines herbes. Enrouler et nouer avec du fil de coton.
2/ Frire délicatement les rouleaux ainsi obtenus dans la graisse jusqu’à ce qu’ils soient dorés sur toute leur surface, puis les placer dans un plat allant au four. Réserver.
3/ Dans la même casserole, faire revenir les oignons, les navets, les petits pois et tomates, et rajouter à la viande.
4/ Toujours dans la même casserole, chauffer la farine dans la graisse jusqu’à ce qu’elle brunisse, puis ajouter de l’eau, 1 cuillère à soupe de Bovril (bouillon concentré de bœuf), du vinaigre, du sel et du poivre. Porter à ébullition et verser sur la viande en la recouvrant.
5/ Cuire au four à température moyenne pendant environ 2 heures. Retirer le fil et servir aussitôt.
6/ Miam Miam ! Bon appétit…ou pas…
Nota Bene : un petit rappel utile s’impose avant que celles et ceux, l’eau mise à la bouche par la lecture de ce digeste billet, ne se précipitent, la fleur au fusil, sur le continent Antarctique jouer au Tartarin de Terre Adélie. Depuis le 1er décembre 1959, et la signature du traité sur l’Antarctique, il est interdit de blesser, tuer, meurtrir, estourbir, voire simplement truander des manchots. Ces foutues bestioles sont les protégées de la Communauté Internationale, de même que leurs œufs, assurez-vous donc de ne pas être pris…
Pour un sujet aussi sérieux, une bibliographie sommaire :
  • Gerald T. Cutland (1957) Fit for a fid, or, How to Keep a Fat Explorer in Prime Condition ; British Antarctic Survey Publication, Cambridge, 49 p.
  • Gerarld T. Cutland (1959) « Recipes for an Antarctic Cook » Polar Record, Volume IX, Issue 63, September 1959, pp. 562–569
  • Jeff Rubin (2003) « Train Oil and Snotters. Eating Antarctic Wild Foods », Gastronomica. The Journal of Food and Culture, Volume III, No. 1, pp. 37–57
  • Bernadette Hince (2010) « A Very Cold Collation : Food Stories from Polar Words », in Richard Hosking (ed.) Food and Language : Proceedings ot the Oxford Symposium on Food and Cooking 2009, Prospect Books, Allaleigh House, Blackawton, Totnes, Devon, pp. 174–182.
  • Jason C. Anthony (2012) Hoosh : Roast Penguin, Scurvy Day, and Other Stories of Antarctic Cuisine, University of Nebraska Press, Lincoln (Ne), 344 p.
  • Marie-Thérèse Ordonez, dite Maïté (2002) La cuisine de Maïté. 600 recettes traditionnelles et faciles, Michel Lafon, Neuilly, 691 p.

2 Commentaires

  1. Omer Déchesnez

    Si vous voulez une de ces foutues bestioles pour la faire au pot, j’en élève dans ma cave. Écrivez discrètement à la rédaction et magnez-vous, y en aura pas pour tout l’monde! PS. On prend pas d’carte bleue…

    Réponse
  2. Arnaud Hédouin

    Bonsoir M. Déchesnez, ne confondez-vous pas vos asperges avec des manchots ?

    Réponse

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Dans la même catégorie

Animaux de transport et de compagnie

Jacques Rebotier aime les animaux. Il les aime à sa façon. Il en a sélectionné 199 dans un livre illustré par Wozniak et publié par le Castor Astral. Samedi 2 mars, à la Maison de la Poésie, en compagnie de Dominique Reymond et de Charles Berling, il lira des extraits de cet ouvrage consacré à une faune étrange, partiellement animale.

La coercition sexuelle des sphéniscidés

Sur l’île subantarctique de Marion, on peut observer des otaries mâles en train de copuler avec des manchots qui n’en demandent pas tant. Un exemple de coercition sexuelle entre animaux qui intrigue les chercheurs.

Blague de manchot

Un type marche dans la rue. Il croise un manchot abandonné. Il le prend par la « patte ». Un peu plus loin, il aperçoit un condé faisant sa ronde quotidienne…

La galaxie du Manchot

Dans la constellation de l’Hydre, à 326 millions d’années-lumière de la Voie Lactée, la galaxie NGC 2936 fait la fierté des Sphéniscidés car sa forme rappelle celle d’un manchot, un dieu manchot aux proportions cosmiques. Serait-ce le secteur de l’univers d’où ces étranges créatures sont originaires ? Nul ne le sait vraiment…

Sérénade pour manchots

La photo a été prise en 1982 sur l’île de Géorgie du Sud. On y voit dans un décor grandiose, mêlant mer, neige et montagnes, un joueur de cornemuse (à droite) et des manchots indolents. Le cornemuseur est le célèbre (en Écosse) et regretté Alasdair Gillies (1963–2011). Et la photo mérite un décryptage. Dont acte.