Au mur de la dernière salle de l’exposition de Massinissa Selmani, est scotchée une feuille à petits carreaux arrachée à un bloc-notes. La feuille est frappée des numéros et adresses électroniques de l’entreprise allemande Zeiss. En haut, à droite de la feuille, figurent le logo et le slogan de l’entreprise : « We make it visible ». Ces mots, subrepticement glissés dans le monde d’images que rassemble l’exposition, le font résonner. Ils invitent à reconsidérer ces scènes que Massinissa Selmani trouve dans des photographies de presse et copie au crayon au centre de vastes papiers blancs, minutieusement, mais toujours partiellement. Que rendent-elles visibles ?
Blindées de leur complétude, les images de presse affirment un état du monde, une situation significative et immédiatement lisible. En reprenant des images existantes, Massinissa Selmani isole certains détails qui tiraient leur sens d’être intégrés à une scène plus vaste. Ou bien il adjointe des fragments qui menaient jusqu’alors des existences distinctes. Ou encore, il superpose une feuille de calque sur une photographie en retrace certains éléments avec un léger décalé : ainsi, une main qui pointait un bureau, pointe maintenant vers un visage, tandis que ce visage qui était dirigé vers un interlocuteur se détourne vers la fenêtre. Massinissa Selmani donne à voir ce que les affirmations des images complètes occultent : l’absurdité d’un geste — quand un homme, monté sur une scène, harangue une foule disparue ou lorsqu’un autre tend un poisson rouge aux journalistes et aux micros rassemblés devant lui ; le désœuvrement — celui d’un jeune homme dont le coup de pied bien appliqué ne frappe rien d’autre que le blanc de la page ; le bizarre — comme cette silhouette au visage encagoulé qui, sacs de shopping en main, passe sous la statue d’un grand homme…
Il y a beaucoup d’objets dans les dessins de Massinissa Selmani — objets, ou plutôt choses, ainsi que le dit le titre de l’exposition présentée par la galerie Anne-Sarah Bénichou, « Les choses que vous faites m’entourent ». Ces choses sont conçues pour organiser les circulations des corps et des flux : elles captent — une canne à pêche, des micros —, elles diffusent — des porte-voix, un ventilateur derrière lequel se tient une jeune femme, la bouche grande ouverte (est-ce qu’elle crie ?) —, elles séparent — une déclinaison de portiques et barrières occupent ces scènes sur papier. Toutes ont une fonction transitive : elles valent parce qu’elles organisent, elles sont les substructures du monde contemporain. Elles sont cruciales, mais dans l’économie d’une prise de vue ordinaire, elles sont mineures et souvent ignorées. On n’observe pas le porte-voix mais l’orateur et son public ; on ne s’arrête pas sur les barrières mais sur ceux qui tentent de les franchir, ceux qui y parviennent et ceux qui ne le peuvent. Par l’évidement, les mises en scènes de Massinissa Selmani montrent ces structures rendues subreptices à force d’être coutumières. Et cette mise en vue est l’étape première d’une critique : qu’une barrière s’évertue à séparer deux zones d’un papier identiquement blanc révèle son absurdité et montre ce qu’a d’insupportable la passion de séparer, de distinguer, d’opposer.
L’entreprise Zeiss fut fondée en 1946 à Iéna. Elle avait alors le titre d’atelier, un atelier d’optique et de mécanique de précision, spécialisé dans la fabrication des lentilles de microscopes. Zeiss développa d’abord des technologies qui permettaient de voir plus près puis d’autres, qui permettaient de voir plus loin. L’entreprise équipa les différentes missions du programme Apollo et c’est avec un objectif Zeiss que furent prises les photographies du premier pas d’un homme sur la Lune. Objectifs photographiques, verres de contacts ou de lunettes, télescopes, etc. : Zeiss fabrique des dispositifs qui mettent au point, qui précisent, qui agrandissent, qui enregistrent, bref, qui donnent à voir le monde en le rendant accessible et transparent à toutes les échelles. Massinissa Selmani, lui, donne à voir en occultant, en dissociant, en isolant. Ses dessins démontrent que, pour rendre visible, le cache peut être aussi important que la lentille et l’opacité plus efficace que la transparence. Toute la question est de s’accorder sur ce qu’on veut donner à voir, s’accorder sur ce « it » du slogan Zeiss, « We make it visible ». En isolant, en confrontant, en déplaçant, en proposant un cache plutôt qu’une lentille, Massinissa Selmani fait apparaître l’étrange ou l’insupportable qui sommeille dans le connu.
Nina Leger
Arts plastiques
Massinissa Selmani, « Les choses que vous faites m’entourent », à la galerie Anne-Sarah Bénichou, 45 Rue Chapon, 75003 Paris, jusqu’au 22 octobre.
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