Le coin des traîtres : pièges, surprises, vertiges, plaisirs et mystères de la traduction…
Longtemps, j’ai lu de la littérature étrangère en me couchant de bonne heure, sans jamais trop me soucier de la manière dont elle avait été traduite. Puis un jour, me réveillant tard, l’envie m’a pris de relire Au-dessous du Volcan. Le livre de Malcolm Lowry m’avait profondément impressionné une trentaine d’années auparavant, comme nombre de lecteurs avant moi, et j’étais soucieux de savoir comment il avait vieilli comme j’aurais pris des nouvelles d’un ami perdu de vue. Cependant ma bibliothèque est un tel foutoir que je n’ai pas été capable de remettre la main sur mon vieil exemplaire. J’en ai donc racheté un neuf qui, aussitôt ouvert, m’a interloqué : je n’y retrouvais pas le même roman ou, plus exactement, les images qu’il faisait surgir étaient très différentes de celles que j’avais gardées en tête. Phénomène assez courant, certes, puisque relire un livre ou revoir un film que l’on croyait connaître par cœur expose à ce genre de surprises. J’ai donc mis cette distorsion sur le compte des tours que joue la mémoire.
Pourtant, peu de temps après, de mon foutoir a ressurgi inopinément mon vieux Volcan. Éruption opportune : j’allais peut-être retrouver dans les pages jaunies de ce Folio les traits de crayons que j’avais inscrits en marge des paragraphes qui m’avaient marqué. Je les y ai retrouvés en effet mais, chose curieuse, ces passages ont ressuscité chez moi l’émotion d’hier, presque intacte. Comment se faisait-il que mon nouvel exemplaire n’y parvenait pas ? Eh bien c’est simple : il s’agissait d’une nouvelle traduction dont chaque phrase ou presque était différente de l’ancienne version. J’ai donc acheté un troisième livre, l’édition en anglais, et commencé à comparer ligne à ligne Au-dessous du Volcan (le vieux Folio), Sous le Volcan (le titre de la nouvelle traduction) et Under the Volcano. C’est ainsi que j’ai réalisé que d’un même texte pouvait naître plusieurs textes – deux en l’occurrence, mais pourquoi pas trois ou quatre ou dix ? Cette révélation tardive m’a plongé dans une sorte de vertige.
Comme j’avais un exemple concret sous les yeux, je me suis mis à l’analyser en béotien de la traductologie, cherchant à étayer mon vertige d’un peu de théorie. D’un côté la traduction initiale, elliptique et libre, de Stephen Spriel (alias Michel Pilotin) et Clarisse Francillon. De l’autre celle de Jacques Darras, plus rigoureuse, moins mystérieuse. Et soudain cette illumination : une traduction est une métaphore, et ce qu’elle gagne en clarté elle le perd en poésie. Plus tard, la lecture des romans d’Henry James dans différentes versions m’a conforté dans cette conviction qui, je l’admets, ne plaide pas pour la fidélité aux textes sources.
J’en étais là de ma pauvre réflexion lorsque je suis retombé sur le texte d’un vieil appel à communication pour un colloque littéraire sur le thème « Le pont : une métaphore du lien ». Je ne peux m’empêcher d’en reproduire le premier paragraphe tant il est formidable :
Comme une main tendue, le pont réunit ce que la nature a séparé et témoigne de l’ingéniosité des hommes. Mais loin de se cantonner à ce rôle utilitaire, il impose ses formes harmonieuses à un paysage qu’il structure, nuance et complète jusqu’à le métamorphoser. Car, au propre comme au figuré, le pont domine, écrasant de sa hauteur l’horizontalité du fleuve, tandis que la pérennité qu’il affiche rend plus instable encore la transitivité d’une eau dans laquelle nul ne se baigne deux fois. Il s’agira donc d’étudier l’imaginaire contrasté d’un pont qui, factuel ou métaphorique, se révèle indissociable d’une ambiguïté aussi fascinante qu’inquiétante.
Cette transitivité horizontale d’une eau dans laquelle nul ne se baigne deux fois opposée à la pérennité verticale du pont m’avait fait sourire à la première lecture, mais cette fois elle m’intriguait. Car si l’on imaginait la traduction comme la construction d’un pont allant d’une langue et d’une culture vers une autre langue et une autre culture, ou si l’on veut d’une ville originale vers une ville à reconstruire sur l’autre rive, alors à quoi correspondait cette eau si transitive que l’ouvrage enjambait ? Le temps peut-être… Par ailleurs, pouvait-on voir la traduction comme une activité aussi fascinante qu’inquiétante ? J’en suis venu à penser que oui. Bref, allant de métaphore en métaphore au carré, je me suis mis à chercher dans ce marc de café des éléments propres à éclairer mon plaisir et mes interrogations de lecteur. La traduction vue comme un pont métaphorique, charriant lui-même des métaphores d’une berge à l’autre, était une construction plutôt chancelante, et pour tout dire assez piteuse, mais je dois dire que je n’en ai pas trouvé de meilleure.
Et le théâtre là-dedans ? Comment le metteur en scène parvient-il à reconstruire la ville nouvelle de son côté du pont, avec les matériaux qui y ont transité ? Antoine Vitez avait été assez carré en affirmant en 1982 que « une grande traduction, parce qu’elle est une œuvre littéraire véritable, contient déjà sa mise en scène ». Dans un texte sur la poétique de la traduction théâtrale, Eloi Recoing s’est montré plus circonspect, comparant cette activité à « l’entrée dans un labyrinthe où, peut-être, il n’y a aucun minotaure à vaincre », autre belle métaphore, avant d’ajouter : « La traduction théâtrale est une projection dans l’utopie de la représentation ». La formule est livrée en kit, mais il se peut qu’il manque une vis.
Qu’est-ce que la langue au bout du compte ? « Le poisson rouge dans le bocal de ta voix », a répondu Éluard. Ce bon vieux Paul aurait fait un excellent traducteur. Certains lui prêtent d’ailleurs (à tort : la traduction est d’André Maurois) cette version française de célèbres vers de Kipling qui peuvent passer pour une adresse à la profession :
Si tu sais méditer, observer et connaître
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître
Penser sans n’être qu’un penseur
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un homme, mon fils.
Et un bon traducteur, avec un peu de chance.
Édouard Launet
Le coin des traîtres
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