Depuis l’arrivée du tramway, elles refont surface, avec l’ambition de ne pas être en retard pour le Grand Paris. Les portes périphériques de la capitale vont-elle devenir des places plus agréables, mieux reliées avec les banlieues toutes proches ? Des Lilas à Versailles, de Clichy à Vitry, exploration de ces confins en travaux, qui se creusent pour ressurgir.
À la sortie du métro Michel-Ange-Molitor, tout est Molitor… comme le comte Gabriel Jean Joseph Molitor (1770-1849), encore un maréchal. Des noms de magasins à l’église Saint-François-de-Molitor, qui a la particularité d’être contemporaine, on remarque donc cette œuvre de 2005, signée Corinne Callies et Jean-Marie Duthilleul, son campanile épuré et le marbre translucide de sa façade. Une brasserie préfère l’enseigne Moliteuil… Le boulevard Exelmans est plus large que large, aucun tramway ne vient troubler sa quiétude résidentielle et luxueuse. Molitor, c’est encore, et surtout, sa piscine mythique
Piscine comme « Pi ». Allez-savoir pourquoi l’écrivain canadien Yann Martel a nommé le personnage principal de son roman fantastique L’Histoire de Pi (2001), Piscine Molitor Patel, dit encore « Pi Patel ». Dans le bouquin, c’est son oncle qui le baptise ainsi « en hommage à la piscine olympique de Paris ». [1] Comment relier l’aventure de ce jeune Indien de Pondichéry, d’un tigre du Bengale et d’une barque à ce fleuron Arts Déco, très couru dans Paris, de ses deux bassins à son ambiance avant-gardiste ? L’auteur offre à son épopée deux dénouements possibles. Il est tentant de donner deux récits à la saga de cette piscine….
Imaginons que ces « Grands Établissements balnéaires d’Auteuil », dessinés en 1929 par Lucien Pollet, dans le style paquebot, inaugurés par Johnny Weissmuller, qui ont accueilli galas des artistes, Fête de l’eau, première apparition du bikini…, avec bar-tabac et salon de coiffure, aient été rénovés ou transformés dans cet esprit, renouant avec ses fastes mondains et populaires. Imaginons… Mais ce vaisseau blanc, mal entretenu, vétuste, prend l’eau dès les années 1970, il fermera ses portes en 1989. Pas complètement, dans une deuxième vie il est alors squatté, s’imposant comme le temple festif underground du street art, il baigne dans les graffiti et nage dans les soirées. Imaginons encore que l’on ait aussi gardé cette grande vague de raves et de tags…
Second dénouement. Les amoureux de ce temple nautique multiplient polémiques et recours pour sauver son histoire, et son genre. La mairie de Paris lance un appel d’offre pour sa réhabilitation. C’est la société Colony Capital avec Bouygues Construction qui le remporte en 2008, les architectes Alain Derbesse, Alain-Charles Perrot et Jacques Rougerie se jettent à l’eau pour concevoir une… fausse copie conforme. Résultat : en 2019, on longe ce long vaisseau jaune tango, sa couleur d’origine, ce qui n’est pas gênant, cela donnerait même un joli côté sudiste à la rotonde de la Villa qui a été conservée. Tout autour des bassins neufs, quelques éléments décoratifs reconstitués, les vitraux du maître-verrier Louis Barillet épargnés, et les cabines confiées à des artistes urbains passés à l’eau de Javel. Tout n’est que luxe, calme, sans volupté. Tout n’est que spa, resto, hôtel, terrasse et tarifs stratosphériques. « Une imposture patrimoniale » crient les trop patrimoniaux ? Un beau gâchis, c’est vrai, où seul l’ultra-profit est d’or-tango. Gros cafard.
Dans Molitor, il y a or comme le jaune du mobilier urbain, des voitures. Il y a or comme « Modulor », ce système de proportions fondé sur le nombre d’or et le corps masculin adopté par Le Corbusier… Hasard ou pas, au 24, rue Nungesser et Coli, entre Boulogne et friche de l’époque, l’architecte réalise avec son cousin Jeanneret son seul immeuble de rapport, le « 24 N.C ». De 1931 à 1934, il élève huit étages, pour une quinzaine de logements, dont son penthouse-atelier aux 7e et 8e étages, qu’il occupera avec son épouse Yvonne Gallis. Sa façade très graphique, équipée de pavés et de panneaux vitrés, de tôle noire perforée, ne choque plus du tout.
L’appart-atelier, classé monument historique, devenu Fondation Le Corbusier, se visite. Une occasion de vérifier quelques règles définies par l’architecte moderne – plan libre, structure ponctuelle, façade libre, pan de verre et toiture-terrasse – et de découvrir les aménagements de Charlotte Perriand. Ayant emménagé, Le Corbusier écrit à sa mère: « Le ciel est radieux et nous vivons depuis quinze jours dans des nouvelles conditions miraculeuses : un logis qui est céleste, car tout y est ciel et lumière, espace et simplicité. » Yvonne ajoutera : « J’ai beaucoup de mal à m’y faire mais ça viendra. » À l’intérieur, Corbu, qui a révolutionné l’architecture entre éclats de génie et idéologie bien sombre, met en valeur « des rafales d’histoires de toutes sortes. » [2]. Belle vue du toit-terrasse, sur le stade Jean Bouin de Rudy Ricciotti, sur Paris… Dans la chambre, on y remarque un des ustensiles préférés de cet hygiéniste, un bidet si obsolète. Pour ne pas gêner certains invités, Yvonne le recouvrait. Car cet appartement-manifeste était souvent « exposé » comme une œuvre totale.
À cette lisière de Boulogne-Billancourt, la rue Nungesser et Coli est désespérément déserte en cet après-midi, irradiée d’un soleil d’or, forcément. Des arbres aux fleurettes roses sur-impressionnent très délicatement la résille béton de l’arène ovalienne. Et on retrouve la piscine jaune, qui joue aux six coins sur la place de la Porte Molitor avec cinq autres édifices. Avec les extrémités des deux stades, qui ont bien du mal à émerger, à moitié pollués par deux structures-bulles blanches et noires bien brutales malgré leur rondeurs. Le pont qui surplombe le périph apparait presque plus avenant ; le lycée Jean-de-La Fontaine, bâtiment rectangulaire harmonieux – de l’épuré décoratif 1938 dessiné par l’architecte Héraud – se tient bien.
Mais en face, cela se gâte, l’enveloppe contemporaine grise-blanche du Centre d’éducation physique Georges Hébert, malgré ses vagues, est invasive dans ce paysage déjà ultra-sportif, elle rétrécit cette place si ouverte. Raté. Enfin, à ce rond-point, se signale un Carrefour de son logo rouge ! Cet hyper-marché a la particularité d’être enterré sous un jardin, de ne pas être envahissant, c’est le monde à l’envers. C’est avec plaisir qu’on lui monte dessus, pour une nouvelle vue sur le périph, sur les Serres d’Auteuil au loin, entre narcisses jaunes et jeux d’enfants.
Avenue Sarrail, surgit un étrange bâtiment, en béton brutal, années 50 peut-être, en forme de soucoupe, ou de château-d’eau aplati… Délaissé, entouré de détritus. Est-ce encore un équipement fonctionnel avec sa guérite vide ? Deux voitures neuves d’entretien y sont garées. Pas un bruit. Rien ne dit rien. Mystère. Bien décalé dans ce XVIe arrondissement, comme une friche attirante, à squatter peut-être.
Rien à voir avec le calme et coquet Jardin des Poètes, relié aux Serres d’Auteuil. Dans ce havre très botanique créé en 1761, dominent les imposantes « Serres du fleuriste municipal » conçues de 1898 à 1901 par l’architecte Jean-Camille Formigé, dont le palmarium star. On rencontre de magnifiques beaux arbres, des troncs très sculpturaux, une joueuse de guitare, une femme en rouge, des gardiens et des jardiniers, des jonquilles jaunes qui grillent au soleil, des vers de poètes comme ceux d’Anna de Noailles : « Les marronniers sur l’air plein d’or et de lourdeur / Répandent leur parfum… »
Mais ces serres, après tant de querelles, ont-elle finalement été grignotées par le stade Roland-Garros, en pleine colossale rénovation ? Oui, dans un compromis, avec le nouveau court de tennis Simonne-Mathieu. Inauguré le 21 mars, c’est une greffe surprenante. Une « fusion du sport et de la nature ». 1000 espèces végétales des zones tropicales entourent ce terrain semi-enterré de 5000 places. De l’extérieur, c’est une hybridation assez ingénieuse entre écrin de verdure et écailles de verre, signée de l’architecte Marc Mimram, « sans mimétisme par rapport au passé ». Avec le concours du paysagiste, Michel Couragoud, disparu en 2014. Lui qui avait « pris le risque de défendre l’indéfendable : mettre du sport dans un jardin ».
Le temple du tennis empiète bien sur ce fleuron botanique, les serres en plastique des jardiniers ont été éliminées, d’autres espaces devraient leur être alloués. Ce stade végétalisé sera délimité et privatisé pendant les trois semaines du tournoi. Des riverains craignent que ces lieux si harmonieux soient malmenés par la foule des supporters du tennis. Un enfant semble dubitatif…
Côté Roland-Garros, avenue Gordon-Bennett, on distingue le Central parisien encore en total chantier. Sera-t-il prêt pour la compétition qui commence le 26 mai ? Il n’aura son toit ouvrant, rétractable en 12 minutes, qu’en 2020. Les travaux reprendront en juin, le court 1 sera démoli. Le « Grand Chelem » final des travaux, de l’aménagement de la Place des Mousquetaires à la transformation des courts 2 et 3, ne s’achèvera que dans deux ans. On y organisera des « night sessions », 100 000 à 150 000 visiteurs supplémentaires son attendus.
À la différence de l’Est parisien qui ne fait que (re)commencer sa mue, le tiercé portes Saint-Cloud-Molitor-Auteuil n’a jamais cessé d’être aménagé, rééquipé, embelli depuis les années 30, bien relié à Boulogne, agrémenté par la vaste échappée du Bois. Et à la porte d’Auteuil, on n’aime pas être dérangé, que l’on construise du logement social. Après dix années de combat judiciaires des riverains – le maire Claude Goasguen dénonçant les brimades systématiques des « ennemis de classe » menées par Bertrand Delanoë – ils sont bien là, ces logements mixtes, HLM ou plus chics, dans ce triangle huppé. Un ensemble de bâtiments, non alignés, réalisés dans une démarche expérimentale par un « collectif d’auteurs » : les architectes Anne Démians, Francis Soler, Rudy Ricciotti, Finn Geipel avec le paysagiste Louis Benech. Ils ont travaillé ensemble en mutualisant leurs visions, concepts et outils. En dérogeant au plan local d’urbanisme (PLU) qui réclamait l’alignement, en optant « pour la fragmentation des volumes construits », ils ont accentué le caractère traversant de l’opération, permis de réaliser une coulée verte et un ensemble « plus perméable aux vues et à la respiration ». [3]
Toujours déconcertés, hostiles les riverains ? Cette émergence contemporaine trouve pourtant bien sa place dans ce petit territoire si cossu, situé entre boulevards Suchet et Montmorency, le bâtiment d’entrée de l’ancienne gare reconvertie en brasserie chic et un escalier, qui semble aller nulle part, mais qui monte vers la petite Ceinture. Un joli petit palimpseste qui densifie (horreur !) la porte d’Auteuil. Qui a aussi ses contre-points, d’un petit campement de SDF au souterrain qui la traverse. Un écho à la station de métro fantôme de la porte Molitor ? Guère avenant ce passage ! Il est évidemment décoré de tags, et d’un graffiti réjouissant : les noms d’Agnès Varda, Camille Claudel, Sophie Calle…, jusqu’à Sonia Delaunay y déclament un « Feminist Art Power ». On imagine une bande de nanas s’appropriant joyeusement, un soir, ce boyau urbain pas rassurant pour les femmes !
En remontant la rue d’Auteuil, on trouve l’ambassade du Cameroun. Le 26 janvier, elle a été envahie et un peu saccagée par une cinquantaine de manifestants, des opposants au président Paul Biya. Et on croise la rue Erlanger, dite la maudite, aux faits-divers sordides : du suicide en 1975 de Mike Brant au dépeçage monstrueux en 1981 d’une jeune Néerlandaise par un étudiant japonais. Jusqu’au dernier incendie criminel et meurtrier, le 5 février dernier, dix morts au numéro n°17…
La station du métro Michel-Ange Auteuil Art Déco semble inébranlable, elle est encore équipée d’un candélabre conçu dans les années 1920 dans la fonderie Val d’Osne (Haute-Marne). Comme la fontaine Wallace – non, ces fontaines historiques ne seront pas supprimées par la mairie de Paris, c’est un bobard ! Place Jean-Lorrain, très village d’Auteuil, ce point d’eau vert-bouteille amical semble se languir, esseulé, sans banc, pourtant bien entouré à ce carrefour des arts par Michel-Ange, Jean-de-La-Fontaine, Poussin, Lecomte-de-Lisle, Géricault… Mais porte de Saint-Cloud, les deux fontaines de Landowski, qui semblaient si assoupies en mars, sont réveillées par des travaux en ce mois d’avril. Elles attendent plus d’accessibilité, et une réanimation en eau et lumière.
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