Rafael Chirbes est mort. Il était écrivain.
Ses livres sont des fleuves de mémoire, de savoir, de raffinement. Jouer avec la langue et la maîtriser. Atteindre à l’émotion par la précision, l’exactitude, jusqu’à la surprise du détail qui vous sabre – le chien, dans Sur le rivage. Assumer la complexité de la vie sans feintes, sans effets, mais en soulevant chaque pierre pour observer ce qu’elle cache. Son labeur, toute sa vie : celui d’un façonneur du réel ; le résultat : une œuvre d’art, majeure, dans les hauteurs, puisque l’humanité de Rafael était parmi les plus grandes : c’était un homme de bien, un écrivain, un maître.
Faire le récit de ce qui se passe, narrer son temps, le faire surgir d’un texte-corps, souvent massif. Le déchet, le futile étaient exclus d’emblée, mais surtout pas la richesse, jamais. Aucune économie, pas de radinerie, une efflorescence d’écriture, une abondance nécessaire. Créer des personnages inoubliables, il sait le faire, certains diraient qu’il a la technique. Je crois que c’est plutôt une question de patience, dans le sens premier, celui de supporter la souffrance.
C’est simple : il aime les bons, il hait les méchants. Sauf que, qui sont les bons, qui sont les méchants ? Il allait voir du côté du pouvoir, de la domination, de la cruauté, de l’égoïsme, et y trouvait son compte, pour nourrir sa révolte, sa déception. De l’autre côté, le travail, la douleur, la peur, l’amour et la fragilité, là où le poignant réside. De la politique, oui, transmuée en fiction. Et il met tout à plat, la société dans laquelle il a vécu, les lieux qu’il a habités, ce qui est arrivé, à lui et aux autres.
Tout illuminé, éclairé non pas d’ironie, de dérision, d’un jugement ou d’une condamnation, mais par une délicatesse dans le regard, une fantaisie et un humour qui le rapprochaient de son écrivain phare, Pérez Galdós. Et parce qu’il se plaçait lui-même dans cette lignée d’écrivains qui « voulaient vous ouvrir le monde », comme il le disait d’autres que lui qu’il aimait, certains critiques de son pays l’ont classé trop vite chez les auteurs du roman social. Il s’agit, chez Chirbes, évidemment d’autre chose.
Il est le narrateur de l’épopée contemporaine, en son temps vécu : de l’après-guerre d’Espagne à aujourd’hui. Et en un lieu – le petit port originel qu’il appelle Misent, Madrid étant devenu son excroissance, et la terre qui tourne autour de Misent, son centre. Il tire son fil à pêche, dans la baie, lance ses filets dans les lagunes et ramène mille et un objets hétéroclites et de gros poissons, certains délicieux, d’autres monstrueux, qui viendront charger sa barque, déjà pleine de mémoire et d’histoire, la grande. Il poursuivait la beauté, il ne parlait que de ça, il l’aurait voulue soignée, préservée, la beauté du monde.
Denise Laroutis
Livres
Rafael Chirbes est publié en Espagne chez Anagrama. Les traductions françaises de ses romans sont parues aux Éditions Rivages : Mimoun (1988, paru en traduction, Mimoun, 2003), La buena letra (1992 ; La Belle Écriture, 2000), Los disparos del cazador (1994 ; Tableau de chasse, 1998), La larga marcha (1996 ; La Longue Marche, 2001), La caída de Madrid (2000 ; La Chute de Madrid, 2003), Los viejos amigos (2003 ; Les Vieux Amis, 2006), ces trois derniers titres formant une sorte de trilogie ; Crematorio (2007 ; Crémation, 2009), En la orilla (2013 ; Sur le rivage, 2015). Il a également publié des recueils d’articles de voyages, des essais de critique littéraire, dont La Stratégie du boomerang paru en 2011 chez Alma éditeur, Paris.
Rafael Chirbes est né en 1949 à Tavernes de la Valldigna, province de Valence, en Espagne, Il est mort le 15 août 2015 dans le même village.
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