À l’étiquette de metteur en scène, Simon McBurney a toujours préféré celle de « conteur ». Dans le spectacle qu’il joue seul en scène à l’Odéon, on entend à plusieurs reprises la voix enregistrée d’une enfant – sa propre fille – demandant à son papa de lui raconter une histoire. Et c’est bien au chevet des spectateurs que se place McBurney tout au long d’une soirée où sa voix berce, surprend, fascine, et où, bien plus que les images et les lumières, les sons ouvrent les portes de l’imaginaire.
Conteur mais aussi explorateur : du stupéfiant voyage initiatique au fin fond de l’Amazonie vécu par Loren McIntyre, photographe pour le National Geographic, en 1969, il ne se contente pas de restituer les meilleures pages, mais part lui-même en expédition, mettant en scène son propre rapport à cette histoire, et imaginant pour la raconter un dispositif technique aux propriétés hallucinatoires. Muni d’un casque, chaque spectateur a la sensation de basculer dans un nouvel âge stéréophonique, celui du son binaural : ce n’est pas seulement dans chaque oreille que les sons sont distribués, mais aussi derrière la nuque – il est difficile alors de résister à l’envie de se retourner pour découvrir qui parle juste derrière votre dos –, et même directement dans le cerveau. Ce qui fait écho à l’expérience de communication par télépathie dont parle Loren McIntyre à propos de ses échanges avec le chef des Mayoruna, la tribu dont il ne sait pas très bien s’il est l’invité ou le prisonnier.
Les Mayoruna habitent le haut bassin de l’Amazone, aux confins du Brésil et du Pérou. La rencontre entre le photographe américain et les « hommes-chats » (en raison des marques de griffes tatouées sur leurs visages) date d’octobre 1969. Le récit – romancé – de son expérience a été publié en 1991 sous le titre Amazon Beaming. Ce n’est pas McIntyre qui a écrit le livre mais Petru Popescu, un écrivain roumain installé aux États-Unis fasciné par son histoire. Best-seller en anglais, le livre n’a bizarrement pas été traduit en français. Depuis qu’il l’a lu en 1994, Simon McBurney se dit obsédé par Amazon Beaming et porte depuis le projet d’en réaliser une adaptation scénique. Le titre – The Encounter (La Rencontre) – renvoie à un emboîtement de rencontres : les Mayoruna et McIntyre ; McIntyre (disparu en 2003) et Popescu ; Popescu et McBurney ; McBurney et les Mayoruna enfin, puisque le metteur en scène a tenu à boucler la boucle en se rendant au Brésil pendant la préparation de son spectacle. On retrouve ces différentes strates dans le spectacle, le récit entremêlant par ailleurs première et troisième personne du singulier.
Au fond du tourbillon, ces quelques semaines de l’année 1969 où McIntyre se trouve happé dans ce qui évoque à la fois un voyage au bout de l’enfer et une excursion aux origines de l’humanité, l’évasion du photographe – son retour à la « civilisation » – tenant du miracle : emporté par le déluge, il est recueilli à demi mort tandis qu’il dérive sur le fleuve en crue, agrippé à une planche. (Une expérience qui n’empêchera pas McIntyre de retourner deux ans plus tard dans la région pour y découvrir sur les flancs du volcan Mismi dans les environs d’Arequipa au Pérou la source – ou l’une d’entre elles – de l’Amazone.)
De son aventure, McIntyre n’a ramené aucune photo : appareil et pellicules n’ont pas résisté à la curiosité – ou à l’hostilité, ce n’est jamais clair – des Mayoruna. De la jungle, Simon McBurney offre non pas des images – des bouteilles d’eau en plastique et un micro sur pied aux allures de robot constituent l’essentiel des accessoires du décor – mais un environnement sonore qui vise moins à restituer les « vrais » bruits de la forêt (on n’est pas dans un documentaire) qu’une atmosphère. Si la transmission des sons fait appel à la technologie la plus sophistiquée, leur fabrication est artisanale et renvoie à l’univers du bruitage radio, quand du papier d’alu froissé figure l’incendie et un coup de cymbale le tonnerre.
Sur scène, McBurney est à la fois le chamane et l’ingénu, le manipulateur et le manipulé. « Ses yeux ont deux expressions, dit McIntyre à propos du chef de la tribu : de malice quand il réfléchit à une question, d’innocence quand il en pose une ». Depuis la salle, il est difficile d’observer les yeux de Simon McBurney. Mais la malice et l’innocence sont bel et bien dans la voix.
Entre l’épuisement, la fièvre, la soif, l’incompréhension et l’ingestion de substances bizarres, McIntyre se retrouve vite dans un état second. Il débarque par ailleurs au milieu d’un grave conflit interne à la tribu. Et il a le sentiment d’avoir basculé dans un autre espace-temps, dont il ignore tous les codes mais dont il finit par deviner l’enjeu. Sous la conduite de leur chef, les Mayoruna ont entrepris de « revenir au commencement » : c’est à dire d’effacer le temps, celui de l’arrivée des Blancs et de la destruction de leur environnement.
Si cette aventure fascine McBurney comme elle a fasciné Popescu, ce n’est peut-être pas seulement pour des raisons poétiques, ou de quête spirituelle (la confrontation de l’homme occidental à la pensée magique est un classique, voire un poncif de la littérature du voyage initiatique, et les Indiens d’Amérique du Nord et du Sud ont déjà beaucoup été mis à contribution dans ce domaine). En fait, même si l’aspect politique et écologique l’intéresse, ces histoires de retour au source et de temps qu’on efface touchent sans doute aussi en lui une corde sensible. Le père de McBurney était archéologue, et l’un des premiers spectacles que le metteur en scène a réalisé en Angleterre, au début des années 1980, quand il a fondé sa compagnie Complicité de retour de ses années de formation à Paris, avait pour sujet la mort de ce père. C’était une comédie. Plus de trente ans après, Simon McBurney a toujours la tristesse joyeuse, et c’est beau.
René Solis
Théâtre
The Encounter, de et par Simon McBurney d’après Amazon Beaming de Petru Popescu, en anglais surtitré, Odéon-Théâtre de l’Europe, jusqu’au 8 avril.
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