À défaut de procéder à une étude statistique sur un échantillon représentatif, il est difficile de répondre à cette grave question. À l’École normale supérieure, où j’ai eu l’occasion de projeter quelques séquences typiquement avéryennes, la réponse est non. La trentaine de normaliens regardant, affligés, Droopy berner le méchant loup, avait de toute évidence une autre conception de l’humour. Quid des générations suivantes ? Si mes enfants se marrent doucement, mais sans excès, mes petits enfants rigolent plus franchement, sauf quand le rythme s’accélère : ils décrochent. Et pour rester dans la famille, la question m’est sans doute venue quand j’avais douze ans et que, au cinéma, assis près de mon père explosé de rire devant Tex Avery, je tentais de me cacher sous le siège.
Faut-il en déduire que les dessins animés de Tex Avery ont fait rire dans les années 1940, 50 et 60, mais plus guère aujourd’hui ? Ont-ils rejoint l’humour 1900, qui ne passe plus, comme tant de comiques depuis, enfouis au cimetière de la rigolade ? Sur les 30 ans de création de Tex, bien des private jokes, des américanismes dont le sens s’est perdu, ainsi que nombre de vannes machistes ont mal vieilli. Tous les cartoons d’Avery ne sont pas excellents, loin de là. Pourtant, ils recèlent tous cette petite dose de piment indéfinissable qui fait son effet (explosif) à retardement. Deux exemples extraits de Senor Droopy et Outfoxed :
Conformément au “On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde” de Pierre Desproges, Tex Avery (1908-1980) en fait rire certains, mais pas tous. Car derrière les gags ponctuels et les effets exagérés, il y a autre chose. Un double (ou triple) fond spécialement délectable, touchant à la philosophie et à la métaphysique, double fond très inattendu dans une œuvre réputée farfelue et nonsensical. Jules Renard serait ici plus judicieux : “Le rire est inattaquable puisqu’il rit de lui-même, mais il meurt tout seul au milieu des figures graves et pensives.”
En outre, Avery a si bien modelé nos façons de penser et de rire qu’il est devenu invisible, car omniprésent. Il suffit aujourd’hui d’allumer une télévision ou d’ouvrir un magazine pour lire, voir et entendre les disciples d’Avery (un des premiers en France fut Marcel Gotlib et ses mythiques Rubriques à brac, mais les Simpsons sont dans la même veine). En somme, beaucoup de ce qui nous fait rire aujourd’hui a des sources avéryennes cachées. Le plus simple à comprendre est qu’au happy end à la Disney, Avery oppose une perpétuelle frustration, parfaitement en phase avec notre situation de happy consommateurs éternellement frustrés. Avery n’aurait pas fait rire grand monde avant l’avènement de notre société de l’abondance, dont le principe est de reculer toujours plus loin la satisfaction du désir. Et s’il fait un peu moins rire aujourd’hui qu’à l’époque des Trente glorieuses, c’est peut-être que nous avons depuis pris conscience de ce redoutable paradoxe.
Rire ou ne pas rire, là n’est donc pas la question. Le problème intéressant est de comprendre la source du rire chez Avery, et si quantité d’articles érudits, d’analyses savantes et même de thèses universitaires ont remonté bien des affluents du fleuve de l’humour avéryen, nul n’en a encore découvert l’origine. Il faut pour cela tailler à la machette dans la jungle des dissertations philosophiques ou psychanalytiques sur le rire qui, à grands coups d’Aristote (seul Umberto Eco a su, dans Le Nom de la rose, nous réjouir avec le manuscrit empoisonné du Rire d’Aristote), de Descartes ou de Schopenhauer, qui ne sont pas des marrants, tentent de définir le rire. Bien qu’il soit de toute évidence ce qui ne se laisse enfermer dans aucun système (c’est la thèse de Bergson, grand auteur comique sur lequel on reviendra), on peut néanmoins tenter d’en saisir quelques éclats dans les mailles d’un nouveau système, que l’on espère plus réjouissant que les précédents.
En tout cas, Avery lui-même n’a jamais dévoilé ses sources. Celui qui l’a le mieux cuisiné est l’écrivain Joe Adamson. Dans une interview remarquable publiée dans Tex Avery King of Cartoons (1975), il lui demande d’où lui est venue l’idée de faire tomber sur le chien un coffre-fort, qui n’a aucun rapport avec l’histoire, dans Bad Luck Blackie (cartoon sur lequel on reviendra aussi) : “La réponse d’Avery fut un petit bredouillement suivi d’un grand geste de la main, comme si j’avais posé la question la plus bête du monde.”
Nicolas Witkowski
Chroniques avéryennes
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