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La coercition sexuelle des sphéniscidés
| 20 Jan 2024

Otarie et manchot, coercition sexuelle, photo : Ryan Reisinger, Université de Pretoria, Polar Biology, 38, 2015

Voici un jeune mâle Arctocephalus gazella, ou otarie à fourrure, ou otarie de Kerguelen, photographié ici en plein acte de «coercition sexuelle», comme ont tenu à désigner ce comportement surprenant les scientifiques paparazzi de l’Université de Pretoria (Afrique du Sud) ayant pris ce phénomène pour objet de recherche (William Haddad, Ryan Reisinger, Tristan Scott, Marthán Bester et Nico de Bruyn, « Multiple occurrences of king penguin (Aptenodytes patagonicus) sexual harassment by Antarctic fur seals (Arctocephalus gazella) », Polar Biology, 38, 2014). Sachez-le, parler de « coercition sexuelle » plutôt que de « viol » a pour objectif d’éviter toute interprétation anthropomorphiste intempestive du comportement animal par l’observateur, car comme chacun sait, l’anthropomorphisme est un biais cognitif majeur auquel se frottent les personnes qui étudient les bestioles de près.

Ceci dit, il semblerait qu’il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain, et que l’anthropomorphisme peut avoir du bon, qu’il peut être heuristique, en éthologie (Timothée Gallen & Richard Monvoisin, « De la menace du biais d’anthropomorphisme dans nos rapports moraux aux non-humains », in Les ateliers de l’éthique / The Ethics Forum, Volume 15, numéro 1-2, automne 2020). Comme tout, il faut savoir modérer…et comme on sépare l’homme de l’artiste, séparer aussi l’homme de l’animal.

Fornication forcée

Mais qu’est-ce alors que la coercition sexuelle me direz-vous ? Et comment la définir ? Et bien je n’irai pas par quatre chemins. Comme vous pouvez sans doute l’apercevoir sur cette photo, il s’agit du recours à la force dans l’exercice de la fornication, ceci sur un partenaire plus faible ou plus petit, n’ayant ni désiré, ni consenti à l’affaire, dans le règne animal exclusivement entendu ici (attention au risque anthropomorphiste !). Il s’agit par conséquent d’un acte plutôt hyperviolent, et a priori contre-nature, appliqué en l’espèce à l’encontre du plein gré d’une sorte de piaf – on ne distingue pas très bien sur ce cliché – apparemment incapable de s’envoler et donc de s’enfuir, et je ne suis pas en train de vous parler à nouveau de baiser cloacal ici. S’agissant du martyr, les auteurs de l’étude croient avoir identifié un infortuné Aptenodytes patagonicus, un manchot royal autrement dit.

Les mystères de l’île Marion

Sur l’île subantarctique de Marion (caillou volcanique de 290 km² à mi-chemin entre l’Afrique du Sud et l’Antarctique), ces étranges copulations ont été observées de manière récurrente depuis quelques années, d’où l’enthousiasme des zoologistes sus-cités pour investiguer le phénomène et le documenter, un peu dans l’esprit de George Levick avec son étude pionnière réalisée au début du XXe siècle dans une aviaire colonie de manchots Adélie en Antarctique ; une recherche dont des pans entiers n’ont été publiés que bien des décennies après la mort de l’auteur en raison de la nature gravement interlope de leur contenu ; une étude, enfin, dont il a déjà été beaucoup question ici.

Pour compléter le plus objectivement du monde cette contextualisation, rappelons encore que l’île Marion où se déroule cette nébuleuse histoire de « coercition sexuelle » se trouve à proximité de la zone où fut détectée par un satellite espion américain, le 22 septembre 1979, à 0h53 GMT exactement, ce que les scientifiques ont considéré alors comme un vraisemblable essai nucléaire clandestin. Aujourd’hui, le mystère demeure toujours sur cette affaire nommée l’« Incident Vela » dans la littérature spécialisée ou dans les documentaires à sensation. Mais attention hein ! Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Ne voyez surtout pas de liens entre un probable test ou accident nucléaire sous-marin tenu secret, et l’émergence quelques années plus tard d’un comportement sexuel aberrant dans la faune des environs. N’y pensez même pas, on n’est pas chez Godzilla ici !

Libido insensée

Mais revenons à nos otaries Arctocephalus gazella et à leur libido insensée. Le stupre que révèle leur comportement suit un schéma récurrent qu’ont su établir avec précision les scientifiques à force d’assister à la répétition des mêmes scènes – trois ont été finement décrites dans leur papier –, dans un persévérant visionnage des enregistrements vidéos réalisés in situ, en gros un porno animalier pour pervers. Attention, penser ici que des bêtes au comportement de prédateurs sexuels subantarctiques tourneraient des films est encore un fâcheux anthropomorphisme dont il convient aussi de se départir ! L’analyse scientifique des images montre clairement que la coercition sexuelle exercée par l’otarie sur les malheureux spécimens Aptenodytes patagonicus, ceux s’étant retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment, comporte toujours les mêmes étapes intégrées dans un processus copulatif interespèce contraint. `

Tragicomique

Dans un premier temps, le phoque à pulsions zoophiles à poils – il s’agit d’une otarie à fourrure, Ndlr – repère et identifie l’objet de son désir sexuel à plumes, puis le poursuit et le capture. Qu’on imagine ici malgré l’horreur de la scène la tournure tragicomique de cette improbable course-poursuite entre un oiseau incapable de s’envoler qui s’enfuit en bringuebalant frénétiquement d’un côté puis de l’autre, et un pinnipède priapique lancé à ses trousses, qui rampe et qui éructe, l’œil rivé sur sa malheureuse proie ; ce n’est franchement pas la course du guépard et de la gazelle auxquels les 30 millions d’amis nous ont habitués. Mais enfin, ayant rattrapé le piaf, et insensible à ses pauvres récriminations, l’otarie l’étend violemment sur le sol, le monte puis tente à plusieurs reprises, pendant de longues et insoutenables minutes, de le pénétrer en se livrant à ce que l’on pourrait cliniquement qualifier de « forçage cloacal ». Dans un ultime stade, lorsque la frustration de l’infructueux pinnipède surpasse son dépit, on assiste alors à un sacrifice de la victime violemment coercée par déchiquetage maxillaire ou écrasement pondéral, mais cette exécution n’est pas systématique, fort heureusement.

Le pourquoi du comment

Nos quatre braves biologistes, évidemment tenus à la plus stricte neutralité axiologique, se sont ensuite creusés la tête avec méthode pour donner sens un tant soit peu recevable aux nombreuses et déroutantes données qu’ils avaient accumulées, autrement dit pour placer l’affligeant spectacle auquel ils avaient été soumis sous la lumière de la rationalité scientifique. En l’état, compte-tenu de l’exceptionnelle gravité des faits rapportés ici, qu’il me soit permis une nouvelle fois de procéder à une mise au point méthodologique. Après le risque anthropomorphiste signalé dans un précédent paragraphe, il est indispensable maintenant de se garder de la confusion assimilant « explication » d’un fait et « excuse » du même fait ; confusion mentale à laquelle certains personnels politiques de haut-niveau ont pu paraître sujet il y a quelques années.

Ce distinguo pour bien montrer que nous sommes ici dans la dichotomie classique entre vocation savante et vocation politique, celle que le sociologue Max Weber (1864-1920) a mis en évidence dans son ouvrage classique Le Savant et le Politique. On ne mélange pas l’éthique du torchon qui essuie les tempêtes médiatiques et celle des serviettes qui tournent autour du soleil, sauf si elles sont plates [et surtout si c’est leur journée, le 25 mai, aux serviettes NdlR]. Il apparaît ainsi nettement qu’un scientifique, lorsqu’il étudie le coronavirus, ne cherche pas à excuser, ni à justifier, le pangolin ou la chauve-souris, et bien il en va de même pour celui qui a fait de l’otarie qui saute sur tout ce qui bouge son objet de recherche privilégié.

Les deux hypothèses

Mais bref, refermons cette parenthèse épistémologique pour revenir à la coercition sexuelle animalière à proprement parler. Nos quatre auteurs sud-africains, qui ne cautionnent évidemment pas les agissements des otaries, vous l’aurez compris, avancent en effet deux hypothèses pour expliquer le ressort des actes coercitifs perpétrés par certains jeunes Arctocephalus gazella de l’île Marion. Selon eux, soit il pourrait s’agir d’un comportement fondé sur le mimétisme des adultes afin de s’aguerrir dans la perspective du prochain remplacement générationnel ; cette première hypothèse supposant elle-même une faculté d’acquisition comportementale chez les pinnipèdes. Le vieux débat inné–acquis est relancé.

Soit, deuxième hypothèse, il peut s’agir d’un cas extrême d’interférence reproductive pouvant s’expliquer par la privation de partenaires sexuels au sein de la même espèce, résultant de la croissance rapide de la population de phoques sur l’île Marion ; l’accès aux femelles étant monopolisé par quelques mâles dominants. Pour dire les choses autrement, dans un contexte où l’offre sexuelle est déficitaire, la demande se voit dans l’obligation d’annexer des marchés externes pour y investir ses semences.

Nos savants sud-africains et subarctiques de conclure d’élégante manière leur article en soulignant que seul l’examen de cas supplémentaires de coercition sexuelle, dans des conditions similaires, sera à même de raffermir le modèle éthologique avancé, ce qu’ils attendent avec leurs caméras.

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