La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Sous la vague pour Bernard Arnault
| 15 Août 2016

Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.

LVMH : parfums et cognac tirent les ventes”, annonce Le Figaro du 27 juillet 2016. Le groupe de Bernard Arnault affiche une croissance en hausse, malgré un marché du luxe en plein marasme, malgré un contexte de turbulences géopolitiques et d’incertitudes économiques et monétaires” [1], malgré la stagnation de la division mode et maroquinerie du groupe, malgré, allez, le film de François Ruffin qui a peut-être légèrement écorné son image (mais l’attaque venant, dixit Bernard Arnault, de petites organisations d’extrême gauche”, elle n’est sans doute pas à prendre trop au sérieux). Et tout cela grâce, notamment, au cognac.

Et pourtant, et pourtant. Tout ne va pas pour le mieux dans le royaume d’Arnault car, c’est officiel, l’homme n’est plus le plus riche de France. La nouvelle vient de tomber : c’est Liliane Bettencourt qui rafle désormais la première place sur le podium, car la fortune du patron de LVMH a baissé : de 34,66 milliards en 2015, elle ne s’élève plus qu’à 30,33 milliards, l’équivalent d’à peine plus de 2,2 millions d’années de SMIC [2]. De quoi envisager une sévère déprime pour celui qui, en 2014, gagnait 1 million d’euros par heure [3].

Anne Percin, Sous la vague, éditions du Rouergue, août 2016. Une ordonnance littéraire de Nathalie Peyrebonne dans délibéré

Et c’est drôle parce que les éditions du Rouergue publient en ce mois d’août un roman d’Anne Percin, Sous la vague, dans lequel un milliardaire, Bertrand Berger-Lafitte, héritier et directeur des cognacs du même nom, s’en tape une, de déprime (Bertrand se sentait triste et inintéressant au possible”). Et c’est drôle aussi parce que l’actionnaire majoritaire du groupe dont font partie les cognacs en question s’appelle… Bernard Renault. Aucun rapport, probablement, avec qui que ce soit. Il serait bien entendu facile, beaucoup trop facile d’insinuer une quelconque relation d’identité phonique entre Bernard Arnault et Bernard Renault, nous nous en garderons soigneusement.

Bertrand Berger-Laffitte, lui, est décrit comme un homme placide et relativement indifférent à tout”. Il vit luxueusement, dans un château, entouré de domestiques, et il aime assez cela. Petit, cependant, dans la voiture de ses parents, il inscrivait des messages destinés aux autres automobilistes, tracés du doigt sur les vitres embuées : des SOS, des appels à l’aide. Il détachait aussi des bouts d’écorce sur les platanes, y inscrivait des appels pathétiques” : Venez me chercher au plus vite”, Rendez-vous au bord de la Garonne”. En pure perte, bien entendu.

Il a donc grandi. Il a hérité de la maison Berger-Lafitte.

Et voilà que, “au mois de mars d’une année sans grand intérêt”, au moment où un tsunami ravage le Japon, une tempête balaie l’empire familial et déstabilise tout son univers. Qu’est-ce qui se passe dans ma vie ?” demande-t-il à son chauffeur, Tout me fuit ! Tout s’en va”. Le conseil d’administration a décidé de le destituer. Sa fille, elle, sort avec un ouvrier de sa propre usine, délégué syndical. Et les ouvriers, d’ailleurs, se mettent en grève.

Celui que son chauffeur n’appelle que Monsieur” assiste au naufrage de sa propre vie. Heureusement, ce chauffeur suit Monsieur comme son ombre, ça rassure un peu Monsieur, mais vous savez de quoi je parle, Bernard Arnault, vous qui, paraît-il, allez jusqu’à vous faire accompagner d’un maître-nageur lors de vos modestes bains de mer à Saint-Tropez [4].

Un naufrage, certes. Mais ce roman raconte l’histoire d’un homme qui trouve un sens à sa vie justement parce qu’elle s’effondre : Il restait au cœur de son existence sans espoir d’en jamais sortir, pour toujours coincé dans une Mercedes d’où il voudrait s’échapper en lançant des SOS. Mais sa vie, de fade et pâle qu’elle était devenue avec le temps, prenait soudain une profondeur insoupçonnée, un relief, une dimension. Une couleur”.

C’est l’histoire d’un homme qui retrouve l’envie. Qui se met du coup à faire des choses étranges. Le voilà qui participe à sa première manif, aux côtés des ouvriers de son usine en grève. Il descend dans l’arène, dans la vie, pas celle que l’on contemple derrière les vitres embuées des Mercedes. Un peu comme si vous, Bernard Arnault, vous alliez rendre visite au couple qu’accompagne François Ruffin dans son film Merci patron, les Klur, vous voyez qui, n’est-ce pas, même si, paraît-il, vous n’avez pas vu le film, et on vous croit, bien entendu, pourquoi mettrait-on votre parole en doute [5]. Dans le film de Ruffin, ces gens-là sont très modestes, ils n’ont ni château ni Mercedes ni cuisinière ni chauffeur, je précise parce que vous n’avez pas vu le film, pour que vous puissiez un peu vous représenter la chose. Alors voilà : si l’envie vous prend un jour de d’envoyer des SOS sur des petits bouts d’écorce de platane, si vous vous sentez un peu de vague à l’âme, si le fait d’avoir été détrôné par Bettencourt vous empêche de dormir sereinement la nuit, eh bien jetez donc un œil au roman d’Anne Percin, qui pourrait, pourquoi pas, vous donner des idées. C’est un gars de votre catégorie qui y est décrit (ou presque), qui patauge dans une vie luxueuse mais y cherche du sens. Dans le fond, ce pourrait être vous. Bien sûr, soyons francs, si vous voulez suivre ses traces, il va falloir mouiller votre chemise, vous mettre de temps en temps à conduire vous-même votre voiture (le héros déprimé en arrive à cette extrémité), descendre dans la rue avec une pancarte subversive, passer du temps avec les Klur.

Après, vous rentrez au château et vous voyez ce que ça vous fait.

Si ça ne marche pas, vous aurez au moins lu un roman, dans un contexte de turbulences géopolitiques et d’incertitudes économiques et monétaires” ça ne peut pas faire de mal, soyez-en sûr. 

Nathalie Peyrebonne
Ordonnances littéraires

[1] Bernard Arnault, dans l’article du Figaro déjà cité.

[2] Calcul effectué à partir du nouveau montant officiel du SMIC au 1er juillet 2016 (montant mensuel brut : 1466,62 euros ; montant mensuel net : 1143,72 euros).

[3] Voir http://www.humanite.fr/un-million-par-heure-pour-bernard-arnault-578232

[4] Voir Un portrait de Bernard Arnault censuré par Laurent Joffrin” sur le site d’Acrimed, jeudi 9 septembre 2010.

[5] Vous ne l’avez pas vu mais vous en pensez quelque chose : Nous représentons – avez-vous répondu quand on vous a interrogé à son propos – vraiment le contre-exemple, pour ces petites organisations d’extrême gauche, qu’il faut, à défaut d’abattre, critiquer par tous moyens. C’est sans doute en plus, en ce moment, relayé par une presse bien-pensante, de gauche, qui, voyant l’échec de la politique économique traditionnelle de la gauche et le fait que le gouvernement, à juste titre, s’oriente maintenant vers une version libérale, se jette là-dessus en essayant de mettre en avant ce type de mouvement”.

Anne Percin, Sous la vague, éditions du Rouergue, août 2016

[print_link]

0 commentaires

Dans la même catégorie

Combats de rue

Collaborateurs de délibéré, Juliette Keating (texte) et Gilles Walusinski (photos) publient chez L’Ire des marges  À la rue, livre-enquête engagé dont le point de départ est l’expulsion à l’été 2016, de treize familles roms de leur lieu de vie de Montreuil, en Seine-Saint-Denis.

Animaux de transport et de compagnie

Jacques Rebotier aime les animaux. Il les aime à sa façon. Il en a sélectionné 199 dans un livre illustré par Wozniak et publié par le Castor Astral. Samedi 2 mars, à la Maison de la Poésie, en compagnie de Dominique Reymond et de Charles Berling, il lira des extraits de cet ouvrage consacré à une faune étrange, partiellement animale.

“Un morceau de terre, un morceau de toile, une place”

Dans le troisième livre de la série “Des îles”, Mer d’Alborán 2022-2023, Marie Cosnay enquête sur ces lieux à part que sont ceux où “logent les morts”. Dans leur voyage périlleux entre les rives algérienne et espagnole, des hommes et des femmes disparaissent, engloutis par les eaux. Qu’en est-il des corps qui reviennent? Œuvre majeure pour crier l’inacceptable, mais avec bien plus qu’un cri: l’amour.

Jon Fosse ou la musique du silence

Si Shakespeare utilise dans son oeuvre un vocabulaire de 20.000 mots là où Racine n’en a que 2000, Fosse, lui, tournerait plutôt autour de 200. Une décroissance qui n’est pas un appauvrissement: comme ses personnages, la langue de Fosse est en retrait, en grève du brouhaha et de l’agitation du monde.