Le film précédent, Cock-a-Doodle-Dog, faisait intervenir deux personnages, ce qui impliquait déjà des variations compliquées. Ce n’est cependant rien à côté du film de cette semaine, The Counterfeit Cat de 1949, qui en fait intervenir trois, et même quatre ! Avery disait que « la beauté de la chose » était dans la construction. Démonstration :
C’est sans doute le plus bel exemple de sémiophysique avéryenne, en 13 étapes, et d’une complexité logique parfaitement maîtrisée. Dans une longue introduction, Avery met en scène trois personnages : un chien court après un chat qui rêve de boulotter un canari (étape 1 sur le schéma ci-dessous).
Un quatrième personnage se tient en marge, et ne reviendra qu’à la fin : un autre chien, qui va très involontairement prêter son scalp (ici appelé : chien) au chat… en produisant ainsi un mixte « chat chien« , qui a toutes les apparences d’un chien, et fait donc disparaître les tensions entre le chat et le premier chien (étape 2). La supercherie a cependant un prix : le chat doit donner un os au chien, c’est-à-dire activer le schéma sémiophysique « chien/os » du chien, parallèlement au schéma « chat/canari » et en lien avec lui. Là se trouve d’ailleurs la morale du cartoon : « On peut faire disparaître un schéma sémiophysique à condition d’en activer un autre. »
La première tentative du chat pour attraper le canari (2) échoue (un os…), mais la deuxième (3) réussit. Cependant, le canari est régurgité (il passe à travers le chat) : deux os pour le chien.
Le canari subtilise le scalp chien (4), que le chat remplace par un balai : trois os ! Et les deux essais ratés suivants (5 et 6) ajoutent deux os de plus au butin du chien.
On assiste ensuite (7) à un échange canari-os. Las, un os n’est pas une proie pour un chat, ni même pour un chat chien : deux autres os pour le chien !
C’est maintenant (8) le scalp chien qui se retrouve parmi les os… Le chat chien étant redevenu chat, l’antinomie chat/chien est réactivée (8′).
C’est alors que tout le schéma se reboucle et atteint une perfection graphique étonnante : le chat s’enfuit, mais il part avec les os ; le chien, pour l’arrêter, lui offre en échange le canari… Tentative de conciliation ! (9)
Mais le canari (10) s’envole avec les os (les parenthèses sur le schéma signifient la disparition d’un des acteurs), laissant face à face le chat et le chien privés de leurs proies respectives (11).
Tous les récepteurs ont disparu… ou presque : il en reste un, le chien sans scalp, qui justement revient dans l’histoire. Dans un premier temps, le chat et le chien chien s’échangent le scalp dans une mise en abîme typiquement avéryenne, à la suite de quoi le scalp finit par se retrouver sur la tête du chien auquel il appartient (12).
L’histoire devrait s’achever avec la disparition du scalp chien. Mais le chien à qui le chat avait pris son scalp se venge en mettant le scalp du chien sur le chat, et celui du chat sur le chien (13). La boucle est désormais vraiment bouclée : se retrouvent face à face un chat chien et un chien chat, c’est-à-dire un faux chien face à un faux chat ! Comme le cartoon précédent, celui-ci s’achève par une inversion des acteurs principaux : ce retournement de la bande d’un demi-tour crée à nouveau une bande de Möbius, qui est l’objet topologique avéryen par excellence.
Le schéma du cartoon entier montre l’exacte symétrie des « trajectoires » du canari (en orange) et des os (en vert), avant qu’ils ne disparaissent et laissent face à face le chat et le chien. À cela se superpose la trajectoire non moins symétrique (par rapport à l’axe vertical du diagramme) de la trajectoire du scalp chien (en bleu), qui s’achève sur une mise en abîme (spirale) quand les deux protagonistes s’échangent le scalp. Comme on le voit ici, c’est la redoutable « théorie des nœuds » (elle a récolté quatre médailles Fields à ce jour, ce qui montre bien sa difficulté) qui sous-tend le rire chez Avery, tout autant que la théorie des catastrophes de Thom. Voici par exemple une « tresse » utilisée en théorie des nœuds :
Bergson, croisé au début de ces chroniques, regardait s’écouler « tout au fond de soi-même, ainsi qu’une nappe d’eau souterraine, une certaine continuité fluide d’images » qui s’enchaînent selon la logique du rêve. En fait de rêve, il y a chez le meilleur Avery une réalité qui n’a rien d’onirique, et des séquences qui s’enchaînent selon une logique infaillible, quasi mathématique. Qui s’attendait à trouver de tels rouages parfaitement huilés derrière l’écran de ces cartoons en technicolor destinés au pur divertissement ? Ce n’est pas le nonsense surréaliste qui fait rire chez Avery, c’est la logique imparable qui se cache derrière.
Avery n’a jamais formulé cette logique sémiophysique qui était pour lui une seconde nature, mais il n’a cessé de la mettre en œuvre dans ses cartoons du début des années 1950, atteignant alors des sommets dont il ne pouvait… que redescendre. Le burn-out qui l’a tenu éloigné des studios en 1953, et la faible qualité de son œuvre subséquente, montrent qu’Avery, ayant tutoyé son Everest personnel, ne pouvait plus décemment revenir au business du cartoon. Il était mort pour le dessin animé, mais à jamais vivant dans le mystérieux espace de la création.
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