La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 03 Oct 2017

Le coin des traîtres : pièges, surprises, vertiges, plaisirs et mystères de la traduction…

Paris. Week-end ensoleillé de septembre. Balade au nouveau grand parc Martin Luther King où toutes les générations se côtoient pour jouer, flâner, courir… ou téléphoner. Les esprits semblent apaisés. Ce n’est plus l’été mais encore un peu. Un homme que les instituts de sondage rangeraient dans la catégorie « jeune adulte » est assis sur un banc, collé à son portable, et je l’entends, bien malgré moi, vanter à l’un de ses potes un endroit où il tient à l’emmener au plus vite.

« Allez, on y va mon pote, ça va te plaire, tu verras, les filles elles sont fraîches ! »

J’ai bien entendu. Il a dit : « les filles elles sont fraîches ». Avec un large sourire et d’un ton ravi. Il ne l’a pas murmuré, il l’a claironné comme on annoncerait « Allez-y vite, il n’en reste presque plus » ou « Dépêchez-vous, c’est moitié prix ce week-end ».

Que cela vaille la peine d’y aller parce qu’il y a des filles, voire parce qu’il y a plein de filles, je le conçois. Mais de mon temps – il n’y a pas si longtemps, même si j’écris encore fraîche avec un accent circonflexe – il aurait sans doute été de meilleur ton de vanter un endroit où sortir parce que les filles y étaient chaudes… Remarque irritante et incontestablement sexiste, certes, mais l’effet produit par ce fraîches me sembla plus dérangeant que ne l’aurait été un chaudes…

Et dans d’autres langues ?

En espagnol, une femme « caliente » attirerait à coup sûr toutes les convoitises, tandis que « fresca », elle serait juste un peu gonflée, un peu culottée… ce qui ne dirait rien sur sa culotte au passage.

En anglais, les sites visant à rencontrer des « hot women » sont légion, alors que des « cool women » sont, semble-t-il, juste… cools. « She was a long cool woman in a black dress » chantaient The Hollies dans les années 1970… Et même si elle était cool, ou précisément parce qu’elle était cool, cette femme dans sa robe noire faisait incontestablement « monter la température »…

La nourriture fraîche n’a pas subi d’altération, on n’a pas cherché à la conserver. La crème fraîche est laissée en l’état, sans être stérilisée. Mais la fille fraîche alors ? Un peu en l’état ? Un peu pure ? Un peu vierge ? 

Certains auteurs et traités des bonnes manières ont écrit qu’une jeune fille, pour être présentable en société, devait être « fraîche et belle ». D’aucuns diront innocente. Ou fraîche donc un peu conne, comme en Lorraine… Pas périmée, en tout cas.

Mais je m’égare et sans doute s’agit-il d’une différence générationnelle. Il se peut que ce jeune homme ait juste voulu dire que là-bas les filles étaient fraîches-cools, autrement dit sympas-chouettes… et qu’ils ne couraient donc pas le risque de l’accueil un peu frais que se réservent des personnes n’éprouvant les unes envers les autres aucune espèce de sympathie ni aucune envie de partager quoi que ce soit. Car – et c’est tout le paradoxe de cette nouvelle calorimétrie sociale – mais après tout, le pain frais sort bien du four ! –  si la fille est fraîche… certes, elle n’est pas chaude… mais au moins, elle n’est pas froide non plus.

Peut-être l’ambition était-elle tout simplement de trouver une fille jeune et jolie avec qui vivre « d’amûre et d’eau fraîche » comme dit la publicité d’Oasis, sur l’air de « She’s fresh, so fresh » :

Ici, l’eau fraîche est douce et potable.

Ne me faites pas dire que la fille fraîche pourrait être, par glissement sémantique, la fille douce, soit tendre, attentionnée, soumise. Quoique…

Ne me faites pas dire non plus que, comme l’eau fraîche et contrairement à l’eau salée, la fille fraîche serait potable… voire bonne. Quoique…

Traduction, adaptation ou glissement phonétique, le débat est relancé par ce titre des Kool and the Gang qui s’extasiaient dans les années 1980 sur la jeune femme de leurs rêves. Car cette lovely pretty lady « fresh, so fresh » est incontestablement… excitante (« she’s so exciting to me », répètent-ils jusqu’à épuisement).

Alors fraîche comme potable ou douce voire bonne ? Ou fraîche comme cool, sympa ? Ou fraîche comme fresh, rafraîchissante, liée à une sensation de plaisir ? Fresh comme l’eau de toilette, les boissons de la marque du même nom, ou la ligne de produits cosmétiques promettant « la beauté à l’état pur » ?

Nous y revoilà donc, à cette histoire de pureté.

« J’ai vingt ans, encore toute fraîche » écrit une certaine Irène sur un blog de petites annonces visant à rencontrer un homme sérieux pour mariage.

Traditionnellement on allait pêcher à la fraîche. Serait-il devenu de bon ton de pécho des fraîches ?

Françoise Martinez
Le coin des traîtres

Françoise Martinez est Professeure des Universités et membre du Laboratoire d’Études Romanes à l’Université Paris 8 où elle enseigne les variantes de la langue espagnole, l’histoire et la civilisation de l’Amérique latine contemporaine.

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