“Courrier du corps” : la mise en scène de soi caractérise le monde 2.0. où chacun est tour à tour corps montré et corps montrant. Que nous disent ces nouvelles représentations de l’usage que nous faisons de nous-mêmes ?
Il fera à son corps tout ce qu’on lui demande.
C’est le paysan perverti par lui-même, et qui se présente comme tel : “Bienvenu sur ma page ! Je suis un gars de 21 ans avec une vraie grosse bite épaisse […]. Je suis d’Alabama, j’ai donc ce charme particulier dont vous avez tous entendu parler et j’aime m’exhiber comme vous pouvez le voir ici !” Et de fait, celui qui se présente sur XTube comme Tyler Camp (pseudo 1bamaboy19) a un tel accent sudiste qu’on ne comprend à peu près rien à ce qu’il raconte. Un truc de tabac chiqué, chuintant, un peu rauque. Car il parle beaucoup, tout en se masturbant, la plupart du temps, et en éjaculant à la fin : le garçon n’est pas avare. Il pratique le plan-séquence, ses films durent 20 ou 40 minutes, montage interdit, Bazin se serait joui dessus de bonheur esthétique.
Dans une de ses premières vidéos, 1bamaboy19 dit qu’il a envie de devenir pornstar parce que c’est de l’argent facile et rapide. On sait qu’il travaille dans les bois, ou habite non loin d’un bois, car il s’y filme et a les ongles un peu noircis du travailleur manuel. Quand il sort du bois, précise-t-il, Tyler “aime tirer sur des trucs, rien de fou, hein, sur des cibles, mais pas chasser, et aussi avec des mitrailleuses parfois.” Face à sa cam, 1bamaboy19 est en général installé sur un divan de cuir noir, qui se déplie en lit. Il a une lampe de chevet du supermarché du coin, porte des lunettes en permanence, regarde parfois des pornos sur sa tablette. Il dit “certains m’ont demandé si c’était vraiment mon lit. Oui, c’est vraiment mon lit.”
L’ensemble de ses vidéos constitue une curieuse série documentaire sur un type qui essaie tout ce qu’on fait dans le porno, mais dans le porno alternatif. Le titre pourrait être Tyler devient hardeur. Il se fait couler de la cire sur les génitoires mais, comme il n’est pas doué, il se fait mal et s’excuse d’avoir dû couper la vidéo au lieu de laisser comme d’habitude la caméra tourner. Il tente le CBT (“cock and ball torture”) en se tapant sur les testicules à coups de règle en bois. Il s’enfonce des sondes dans l’urètre. Apparemment ça pique un peu au début. À un moment (“4 months ago” indique le site), il annonce qu’il a couché pour la première fois avec une fille et pour fêter ça, il décide de se livrer à une nouvelle expérience devant nous : “je me doigte et je localise ma prostate pour la PREMIÈRE fois et wouaouh comment l’orgasme était INTENSE !!” Le plus intéressant n’étant pas la difficulté technique des galipettes mais l’espèce de naturel, d’anti-glamour que met Tyler à toutes ses actions : tout en se faisant “des choses de l’autre monde” comme disait votre grand-mère, il se frotte le nez, toussote, se gratte, enregistre tous les micro-ratages. À la différence de ses collègues qui focalisent leurs vidéos sur le moment de l’éjaculation, 1bamaboy19 met au contraire au centre la montée de son plaisir.
Ce n’est évidemment pas le premier hétéro à s’exhiber sur un site porno amateur. Son public est majoritairement gay, il les appelle ses “fans”, les invite à lui laisser des messages avec des idées de trucs à se faire. Il y a quatre mois, le personnage de sa “petite amie” est donc apparu dans ses vidéos : une jeune fille qu’il appelle Misty. On ignore si “Tyler” sait que le terme “Camp” signifie en anglais “affecté”,“surjoué” (le mot viendrait du français “camper”), qu’on l’utilise surtout pour désigner une certaine forme de “sous-culture” homosexuelle et que Susan Sontag en est une des théoriciennes. Il ne peut ignorer en revanche que “Misty” veut dire à la fois “floue” -ce que la jeune fille est par son rôle et son identité- et aussi “émotive” : c’est la pucelle qu’elle incarne à l’écran, sans qu’on sache si elle est complice ou victime de l’exhibitionnisme du garçon. Lequel vient d’annoncer sur sa page leurs fiançailles.
Sur le pectoral gauche de Tyler, un tatouage indique Eccl. 5.20. Que dit ce verset biblique ? “Car il ne se souvient guère des jours de sa vie tant que Dieu occupe son cœur à la joie.” Une sorte de version protestante et prostatique de Georges Bataille : “Je suis ouvert, brèche béante, à l’inintelligible ciel et tout se précipite, s’accorde dans un désaccord dernier, rupture de tout possible, baiser violent, rapt, perte dans l’entière absence du possible, dans la nuit opaque et morte, toutefois lumière, non moins inconnaissable, aveuglante, que le fond du cœur” (L’Expérience intérieure).
Éric Loret
Courrier du corps
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