Alors que Nietzsche connaît Paul Rée depuis plusieurs années, celui-ci lui présente en 1882 Lou von Salomé, une jeune femme russe aussi belle qu’indépendante d’esprit. La rencontre a lieu dans la basilique Saint-Pierre de Rome. Entre Nietzsche et Lou, le coup de foudre est immédiat. Chacun voit en l’autre l’expression de ses propres pensées. Rée, malgré son attachement à Schopenhauer, n’est cependant pas en reste. Il voue lui aussi à Nietzsche une vive admiration. Très vite les trois compères envisagent une vie commune. Mais c’était oublier un peu vite « la confusion des sentiments » selon la belle expression de Stefan Zweig.
Parmi les lettres que je reproduis ici, certaines ont été authentifiées et se trouvent entre les mains de Ernst Pfeiffer à Göttingen. C’est le cas de la première lettre par laquelle j’ai choisi de commencer. D’autres, qui ne portent pas de date précise, ont été retrouvées pour partie à Nice, dans la cave d’une des nombreuses pensions où séjourna Nietzsche à plusieurs reprises, pour partie à Turin où Nietzsche devait s’effondrer le 3 janvier 1889 après s’être jeté au cou d’un cheval qu’on fouettait. Il éclata en sanglots avant de perdre connaissance.
Lettre à Paul Rée à Stibbe, Naumburg-sur-la-Saale, le 31 octobre 1879
Cher ami. Ces quelques lignes dictées par l’impatience ! C’est que j’attends depuis des semaines d’avoir une heure libre pour vous écrire plus longuement – elle se fait attendre, et tout ce que j’extorque me coûte tant que je n’extorque plus rien du tout. J’ai dû renoncer à beaucoup de désirs, mais encore jamais à celui de vivre avec vous – mon « Jardin d’Épicure ». La raison continue à dire qu’il nous faut attendre ; ce serait vraiment trop triste, si « nous ne nous réunissions pas ». Ma mère, qui se contente aujourd’hui de vous saluer de tout cœur et de vous transmettre ses meilleurs vœux, vous dira bientôt et plus précisément par lettre si, quand et comment notre vie commune est possible.
Avec le vœu informulé de la peur que j’éprouve pour vous, mon cher, cher ami,
Et avec toute mon affection,
Votre F. Nietzsche
Lettre à Paul Rée, mai 1882
Mon cher ami, je suis infiniment peiné de n’avoir pu vous rejoindre à Zürich. Mes yeux m’ont fait atrocement souffrir durant dix jours et j’ai dû rester alité. Le tout couronné par des migraines proprement insoutenables. L’enfer doit ressembler à ce que j’ai vécu ces deux dernières semaines. J’ai réellement pensé à me loger une balle dans la tête. En finir. Mais je vais mieux aujourd’hui et j’ai pu me promener quelques heures. Il faut absolument que je marche six à sept heures par jour si je veux conserver un équilibre, et surtout dormir. Le chloral ne suffit plus à me faire trouver le sommeil.
Je me faisais une telle joie de vous retrouver à Zürich, Mlle Lou et vous, mon cher, cher ami. Depuis notre rencontre proprement miraculeuse à Saint-Pierre de Rome, ma vie est métamorphosée. Comment de telles amitiés peuvent-elles naître ? Mystère ! Divin hasard ! Je ne vous remercierai jamais assez d’avoir placé sur mon chemin si solitaire un être aussi exceptionnel. Je l’écoutais exposer ses idées sur la vie, à quel point nous devons nous montrer héroïques pour surmonter les préjugés, l’ordre social, la pesanteur de notre morale judéo-chrétienne et je croyais entendre ma propre voix. Nos pensées se rejoignent en tout. Il faut absolument donner une suite à la proposition qu’elle nous a faite de vivre à trois. La sainte trinité ! Pourquoi pas Vienne ou Paris ? Paris plutôt car je crois les Français plus libres penseurs que les Autrichiens. Imaginez ! Deux hommes et une femme seule réunis sous le même toit ! Tout cela serait un peu voltairien, non ? Il va de soi que nous ne pouvons avoir que des rapports spirituels, Mlle Salomé et moi. Il n’y a en elle aucune place pour la vulgarité. Quant à nous, notre amitié qui m’est si chère ne pourrait en souffrir. Je vous aime trop pour sacrifier un bien si précieux à une amourette sans lendemain. Mon cher Rée, me comprenez-vous ? Il ne peut être question entre Mlle Lou et moi que des choses de l’esprit.
Avec toute mon affection,
Votre F. Nietzsche
Lettre à Paul Rée, juin 1882
Lou a rencontré ma sœur qui l’a trouvée extraordinaire. Cette jeune femme ensorcelle véritablement tous les gens qu’elle rencontre. Une divinité ? Pouvez-vous lui demander sa main de ma part ?
Votre Nietzsche
Lou von Salomé à Nietzsche, août 1882
Cher ami, ces quelques lignes pour vous remercier de votre sollicitude. J’ai beaucoup de choses à vous dire à propos de notre projet. Vienne me paraît impossible en ce moment. Munich conviendrait mieux. Dans tous les cas, nous ne pourrons le réaliser avant plusieurs semaines, peut-être quelques mois. Oubliez votre demande. Je veux vivre sans entrave. Rée que vous verrez sans doute avant moi vous expliquera plus longuement mes motifs. Je sais qu’il a toute votre confiance. Je veux vivre avec vous deux : ce sera une expérience réellement moderne et libre. Ne soyez pas fâché. Vous êtes de la race des héros, non des maris. Mon seul souhait est de pouvoir commencer à vivre et à travailler dans le calme avec vous !
Toujours à vous, Lou
Paul à Lou à Tautenburg, le 6 août 1882, de Stibbe
Ma bien-aimée, mon petit escargot – j’ai maintenant un léger sentiment d’incertitude chaque fois que je t’adresse les mots d’amour d’autrefois. Je crois toujours que tu finiras par revenir dans ta vielle patrie, à moins que tu ne rencontres le dieu inconnu.
Ton
Toi
Nietzsche à Lou von Salomé à Bayreuth, le 4 août 82, de Tautenburg
Je voulais vivre seul.
Mais le cher oiseau Lou a croisé mon chemin, et j’ai cru que c’était un aigle. Et j’ai voulu que l’aigle reste près de moi.
Venez donc, je souffre trop de vous avoir fait souffrir. Ensemble, nous supporterons mieux la douleur.
F.N.
Nietzsche à Peter Gast, septembre 1882
Enfin, mon cher ami, il m’a été possible, d’entendre un peu de musique. J’ai assisté à la représentation de Carmen. Quand je repense à Wagner, à Bayreuth et à tout ce tintamarre germanico-sentimental, j’éprouve une nausée que seule la divine musique de Bizet parvient à chasser. Quelle légèreté comparée aux lourdeurs allemandes ! Les dieux seraient-ils français ? Wie Gott in Frankreich ! Le savez-vous ?! Je vous ai déjà parlé de cette jeune femme exceptionnelle que j’ai rencontrée à Rome avec mon ami Rée. Elle aussi n’est pas allemande. Elle est trop fine, trop intelligente, trop psychologue. Pas du tout « Fraulein » si vous voyez ce que je veux dire. Si elle n’était russe, elle serait française. D’ailleurs nous venons de prendre la décision de partir pour Paris. Le docteur Rée nous accompagnera peut-être. Rien n’est encore arrêté à ce sujet. Je crois que Mlle von Salomé est un peu ma Carmen. Avez-vous reçu les épreuves ?
Votre dévoué F.N.
Nietzsche à Rée, juillet 1883
Me voilà enfin éclairé sur le rôle que vous avez joué dans mon dos l’été dernier. Être trahi de la sorte ! Je ne suis psychologue que dans les hauteurs, les égouts me sont inconnus. Dire que j’avais placé ma confiance en vous. Vous avez sali le nom sacré de l’amitié. J’appelle cela un crime. Et Monsieur se pique de morale. Il a de grands sentiments ! La plus ignoble des crapules est encore plus noble que vous qui m’avez nui auprès des êtres qui me sont les plus chers. Méritez-vous seulement de vivre ? Que cherchiez-vous auprès de moi ? Quels sentiments étaient les vôtres ? Vous appartenez à l’espèce des nuisibles. Quant à Mlle Salomé, ce petit singe décharné avec ses faux seins, je préfère ne plus avoir à en parler. Mais a-t-elle seulement une fois dans sa vie conçu la moindre pensée ? Une aventurière, rien d’autre.
J’aimerais beaucoup vous donner une leçon de morale pratique à l’aide de quelques balles.
Nietzsche à Lou, janvier 89 (brouillon d’une lettre)
Ma Carmen, je ne cesse de penser à toi. Oublie les horreurs que j’ai pu t’écrire. Oublie ces insanités dont ma sœur est le seul véritable auteur. C’est elle le démon ! Elle m’aura brouillé avec les êtres que j’ai le plus aimés, toi et l’ami Rée.
Je suis aujourd’hui un être nouveau. La vie est transfigurée. Le ciel pur de Turin m’inspire des pensées vraiment divines. Le monde va bientôt connaître un bouleversement moral dont je serai la cause. Tu vois ! Je sais moi aussi être une fatalité !
Le croiras-tu ? J’éprouve une envie folle d’être ton Dionysos. Nous nous enivrerons du nectar de l’Olympe, tu danseras devant moi telle une Ménade.
Je suis un grand danseur, tu ne le savais pas ? Je danse sur une corde raide suspendue au-dessus du vide, et demain ou après-demain je vais tenter un double saut périlleux. Suis-je fou ? Oui, d’amour pour la vie, et pour toi, mon Ariane.
Le Crucifié
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