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Maguy Marin ou l’urgence
| 31 Mar 2019
Maguy Marin : l'urgence d'agir. Photo © Laurence Dasniere

© Laurence Dasniere

Tout dernièrement, le Théâtre de la Ville redonnait May B, une des premières pièces de Maguy Marin et peut-être la plus connue. Une œuvre de 1981, inspirée de l’univers et des textes de Beckett, huée à ses débuts et qui, aujourd’hui, cloue littéralement le spectateur sur son siège par sa force tout à la fois vitale, mortifère et subversive. Des créatures au corps déformé, argileux, se meuvent sur une scène fantomatique. Tour à tour inertes, frénétiques, souffrantes, rageuses, lubriques, elles figurent une humanité livrée à des forces qui la dépassent mais qui, inlassablement, se relève. Au fil de la pièce, ces êtres se mettent à nous ressembler, quittent leur vêture sans âge pour un accoutrement moderne, se dotent de valises. Ils sont en partance, en chemin, et l’on devine que le voyage n’a pas de fin – peut-être même n’a-t-il jamais eu de commencement. La boucle est bouclée quand, au terme de la représentation, les danseurs reprennent ces mots de la pièce de Beckett, Fin de partie, qui ont aussi servi d’ouverture : « Fini. C’est fini. Ça va finir. Ça va peut-être finir. »

Étrangement, May B fait preuve, avec les années, d’une capacité inaltérable à épouser les aléas de l’actualité, sans pourtant jamais se réduire à l’anecdote. Voyageurs d’hier, perpétuellement déplacés, migrants d’aujourd’hui, éternellement errants… Rien ne change, tout se perpétue. Et la pièce, par une magie que l’on ne s’explique pas, conserve intacte sa force de frappe, sans opportunisme, sans concession. D’une sincérité redoutable.

C’est cette même sincérité qui transparaît dans le film que David Mambouch, le fils de Maguy Marin, a consacré à sa mère, Maguy Marin : l’urgence d’agir. May B est au cœur de son documentaire, l’irrigue de son énergie, de sa force structurante et initiatrice. Car ce ballet a fait date aussi et surtout, peut-être, pour ceux qui l’ont créé, puis repris. Comme le dit Maguy Marin à un moment donné, tous ses interprètes y ont trouvé un chemin. Lieu où se conjuguent exigence et générosité, où l’individu s’intègre dans le collectif sans se perdre. C’est cela aussi, May B : l’articulation entre le un et le multiple pour former un tout, animé d’une vie obstinée et résistante.

La beauté, chez Maguy Marin, naît de la justesse. La chorégraphe, loin de chercher à élaborer ce qui serait son langage, préfère travailler l’adéquation du propos et du mouvement, toujours en situation, donc. Elle brise ce faisant les codes qui font de la danse « occidentale », « blanche », un art sublimé de la perfection des corps. Mambouch a su capter ce fond de révolte qui meut l’artiste, qui la dresse contre toute forme d’aliénation. On la voit artiste engagée, mais jamais convenue, active, mais jamais activiste. Attentive à ne pas s’isoler dans une tour d’ivoire qui ne serait que l’alibi d’une démission face au réel. Et ses interprètes, très présents dans le film, communiquent la même vitalité toujours en questionnement.

Il y a aussi l’histoire familiale, les origines espagnoles, l’émigration à la veille de la guerre, la tyrannie paternelle. Et l’apprentissage de la danse, l’entrée à Mudra, l’école fondée à Bruxelles par Maurice Béjart, le passage à la chorégraphie. Les souffrances sont évoquées sans que l’on s’appesantisse. On sent pourtant que la violence masculine a été fondatrice, qu’elle a pu servir de fil directeur à un engagement qui a préféré le terrain social plutôt que celui du féminisme, par exemple. Il y a comme un détournement – la construction d’un barrage qui détourne un flot sans doute trop tempétueux pour le rendre navigable. Une pudeur aussi, qui est également celle du fils filmant sa mère.

Œuvre d’amour, d’admiration, le film de David Mambouch n’a rien de convenu. Le réalisateur travaille l’épaisseur et la densité du vécu, sait laisser parler, prend lui-même la parole. Et l’on sent qu’il y a, de son côté, une exploration des origines, que le ballet May B, conçu par Maguy Marin alors qu’elle était enceinte de lui, est pour lui un second ventre maternel. Qu’il en vienne bien plus tard à remplacer un des interprètes, blessé, n’en est que plus troublant. À croire que cette pièce touche chez ceux qui l’ont créée, interprétée, vue, une fibre particulièrement intime. Les renvoie au cœur de leur existence propre.

 

Maguy Marin : l’urgence d’agir, documentaire de David Mambouch, 2018, 1h48

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