“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
En s’autoproclamant “roi” et “légende” avant son dernier match sous les couleurs du Paris Saint-Germain, Zlatan Ibrahimović a apporté de l’eau au moulin de ceux qui voient dans le football le plus individualiste des sports collectifs, enclin par nature à la starification, sans doute parce que les buts y sont moins nombreux qu’ailleurs et convertissent souvent leur auteur en Sauveur. Rares en effet les sports collectif où la personnalisation va si loin qu’on réduise une équipe à un joueur –le Real de Ronaldo, le Barça de Messi–, au point que les moins lucides d’entre eux finissent par croire à ce qui ne relève au final que d’une stratégie commerciale misant sur l’identification. Ainsi de Zlatan, qui découvrira bientôt, comme d’autres stars avant lui, qu’en football comme à la guerre les “rois” doivent mener leurs armées au combat, sous peine que d’autres prennent leur place. Le roi est mort, vive le roi !
Peut-être bien que le Paris Saint-Germain n’a pas existé avant toi, Zlatan, mais une certitude : il existera après. Les joueurs passent mais les clubs restent, parce qu’ils sont dépositaires de la foi de leurs supporteurs, comme ces anciennes divinités qui continuent d’exister tant qu’un seul fidèle croit en eux. Manques-tu d’exemples d’orgueilleux châtiés pour s’être mesurés aux dieux, Zlatan ? Or, le club est un des plus cruels, plus encore que Zeus qui fit choir Bellérophon du ciel, ce présomptueux vainqueur de la Chimère, le dompteur de Pégase, qui se croyait digne de séjourner dans l’Olympe, comme toi-même. Le club, c’est Saturne qui dévore ses enfants : les joueurs lui sont un aliment qui assure sa subsistance, il les dévore par équipes entières, les digère et les recrache lorsqu’ils ne sont plus assez nourrissants. Un instrument, une bûche éphémère pour entretenir une flamme éternelle, un moyen, voilà ce qu’est le joueur pour le club. Une bûche devient-elle légendaire parce qu’elle a mieux brûlé que les autres ?
Zlatan, tu es comme ces joueurs de pelote aztèques, qui devaient faire passer une balle de caoutchouc dans un cercle de pierre en s’aidant seulement des hanches, et dont on sacrifiait les vainqueurs aux divinités. La voilà, ton immortalité : la tête décapitée exposée sur le mur des crânes, et l’honneur d’avoir maintenu l’équilibre du monde dans le rituel de reproduire par les rebonds de la balle la course du soleil. Honneur à celui qui sacrifie sa vie pour assurer l’ordre de la Création ! Tu l’as fait, Zlatan, tu as contribué à la gloire de ton club, tu l’as perpétué, il s’est nourri de toi, tu peux désormais disparaître. Ainsi les Aztèques, encore eux, offraient-ils pendant quelques jours les plus fins mets et les plus belles femmes aux prisonniers qu’ils allaient sacrifier, car il mérite tous les honneurs celui qui donne sa vie pour sauver la communauté. Comme eux, tu as tout eu, Zlatan, la gloire et le respect, mais quelle erreur de croire que ce serait pour toujours ! Venait-il à l’idée de des esclaves zapotèques ou toltèques de se prendre pour des rois avant le sacrifice ? Oubliaient-ils que les prêtres aiguisaient le couteau d’obsidienne, là-haut sur la grande pyramide, tandis qu’ils se vautraient dans le faste ?
Il s’approche, le couteau d’obsidienne, Zlatan. Il a pour nom le temps, il a pour nom l’oubli. Les ruines des temples de Tenochtitlán sont encore debout, l’autel des crânes a résisté, mais qui se souvient désormais d’à qui ils appartenaient ? Memento mori, Zlatan, voilà de quoi méditer. Combien de stars du ballon rond se sont-elles crues indispensables qu’on a aussitôt remplacées, immortelles qu’on a aussitôt oubliées ? Les voilà qui jouent les consultants sur les plateaux télé, s’ennuient dans leur retraites dorées et meurent dans l’indifférence. L’histoire avance, Zlatan, aucun record ne tiendra toujours, les colosses ont des pieds d’argile et le temps déboulonne les statues. La mythologie du football est mouvante, les dieux meurent, on décroche chaque jour de vieux portraits jaunis des murs des vestiaires pour les remplacer par d’autres, d’autant plus vite que la société du spectacle exige de nouveaux héros à mettre sur le marché.
Courte est la durée de vie des légendes, de nos jours. Zlatan le sait, qui travaille d’arrache-pied à consolider la sienne avant que d’autres prennent sa place. Alors que la saison de Ligue 1 s’achève en même temps que son passage en France, peut-être sa carrière, Zlatan Ibrahimović fait comme chacun d’entre nous : il se bat comme il peut contre l’oubli.
Sébastien Rutés
Footbologies
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