La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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L’homme est-il une rêveuse qui s’ignore ?
| 09 Mai 2021
Les mots de notre quotidien, anodins ou loufoques, parfois nous font de loin un petit clin d’œil, pour nous inviter à aller y voir de plus près. Mot à mot, une chronique pour suivre à la trace nos mots et leurs pérégrinations imaginaires.

« Homme : terme générique qui embrasse les femmes. »

C’est charmant, n’est-ce pas ?

C’est là une définition du mot « homme » proposée au siècle passé, au titre sans nul doute de boutade, et que mon professeur de Première nous avait rapportée, non pas pour remettre en cause la notion de « générique » mais pour nous initier aux subtilités de la langue française tout en s’attendrissant sur le double sens de l’embrassade en question.

Cette définition m’est revenue à l’esprit alors que je planchais (personne ne m’avait rien demandé) sur le sujet suivant : est-on prisonnier des mots ?

Eh oui, que voulez-vous, on occupe son dimanche comme on peut, et quand on est bloqué du dos, il faut bien faire marcher sa cervelle.

Je me disais donc que ce serait extraordinaire, tout de même, de se retrouver prisonnier des mots, vus que c’est nous qui les forgeons et en régissons l’emploi. S’ils nous asservissent ou ne nous conviennent plus, nous n’avons qu’à en inventer d’autres, ou changer les règles, non ?

Cependant, mon interrogation était loin d’être futile car, quand on y pense, les mots sont là bien avant notre naissance, ils nous bercent et nous façonnent déjà, alors que l’on flotte, rêveur, dans la douceur des eaux maternelles…

J’en étais là de mes réflexions quand subitement, ça a coincé.

Ça a coincé car j’ai voulu, spontanément, mettre « rêveuse » : « tandis que l’on flotte, rêveuse… ». Car enfin c’est ainsi, je suis une femme, et je parle de moi. Ou, tout au moins, je parle à partir de moi. Mais j’ai été brutalement saisie par l’évidence –je me suis alors sentie vertigineusement rétrécir – que, si j’écrivais « rêveuse », j’enlevais à mon image de son ampleur, de sa portée, en somme de son universalité. « Rêveuse » rendait ma remarque valable uniquement pour une femme, ce n’était plus qu’une petite vérité particulière, une notation, et non une grande et belle invitation au rêve, où tout le monde aurait pu se reconnaître. On ne voyait plus qu’un petit fœtus féminin qui rêvasse…

Alors que si je dis « est-on prisonnier des mots ? », tout un chacun se sent concerné, pas vrai ?

Ainsi « rêveuse » ne renverra qu’à la femme, pas à l’espèce humaine. La femme, évidemment, avec ses maux de tête et ses règles, son sang, ses crises et ses larmes, ses cycles et sa sensibilité à la con, enfin tout son bazar de bonne femme qui se pose des questions tordues un dimanche après-midi…

Pourtant, ce serait si beau si je pouvais écrire « les mots nous bercent tandis que l’on flotte, rêveuse, dans la douceur des eaux maternelles », et que les hommes aussi puissent s’entendre sous ce féminin… Qu’ils s’y sentent nommés, convoqués, voyant lentement affleurer, sous le suffixe qui s’étend comme une onde et enfin les embrasse, une part d’eux-mêmes à laquelle ils n’auraient, autrement, jamais pensé… une moitié qu’ils ne pouvaient pas même imaginer…

Pour l’heure, c’est impossible.

Et le pire, c’est que c’est perdant.e/perdant.e.

Tout lecteur masculin, en lisant ma phrase, s’en sentira irrémédiablement exclu. Lui, une rêveuse ? Lui, languissant, comme en apesanteur ? Lui, évoqué dans cet euse glissant et humide, lui, languide, que dis-je, langoureuse?

Plutôt ne pas rêver.

De mon côté, si je veux déployer toute la portée et la valeur humaine de ce que je ressens, je dois dire de moi que je suis un rêveur, et ravaler mes maux de tête et mes règles, mon sang, mes crises et mes larmes, pour flotter ainsi, au masculin, amputée de moi-même, raide et sèche comme un bout de bois.

Mais bon… ne dramatisons pas, nous avons toujours la possibilité d’employer l’écriture inclusive.

Ou les termes épicènes.

« Epicène : adj. : dont la forme ne varie pas selon le genre. Ex. : pauvre,  riche. »

Pas mal. En effet, c’est universel.

Il y a aussi « artiste ».

Pas mal du tout.

Ou utiliser la syllepse.

« Syllepse : nom fém. : tour syntaxique qui consiste à faire l’accord des mots selon le sens, et non selon les règles grammaticales. Ex. : minuit sonnèrent. »

J’adore la syllepse. Tout le monde comprend, la comprend et se comprend. Même si, grammaticalement, c’est faux, c’est vrai.

Mais, entre nous, ce serait tellement plus simple si les hommes pouvaient, de temps en temps, laisser tomber les règles et se sentir un peu rêveuses…

Ah la la ! imaginez un peu :

« rêveuse : adjectif générique qui embrasse les hommes… »

Si vous vous demandez, pour finir, de quel ouvrage exactement est extraite la définition à l’origine de tout ceci, je vous répondrais que je n’en sais rien. Je peux juste vous dire qu’elle est attribuée à un certain comte Gérard de Rohan-Chabot… Mea culpa, mea maxima culpa, j’aurais dû aller vérifier les références exactes, mais, que voulez-vous, je suis paresseux.

Pardon ?…

Paresseux ? Ah oui, oui, j’ai bien dit paresseux, il y a un problème ?

Jacqueline Phocas Sabbah
Mot à mot

 

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