“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
Contre Rennes vendredi, l’entraîneur de Toulouse a reçu un avion en papier sur la tête. Interloqué, Pascal Dupraz observe un instant l’objet volant non identifié avant de porter les mains à sa tête et de tomber à genoux pour le plus grand affolement de ses adjoints, plus habitués à ce genre de saynète de la part des joueurs que d’un entraîneur qui se fait par ailleurs le chantre de la sincérité. Qu’est-il arrivé à Pascal Dupraz ?
Un des plus grands paradoxes du football moderne est de prétendre promouvoir le spectacle tout en bannissant la simulation. Or, qui peut nier qu’ils soient liés ? La simulation relève de la performance. Pas la performance physique chère aux sportifs ; la performance artistique. Le geste de Pascal Dupraz est un happening au sens strict : une improvisation qui tire parti de l’environnement où il se produit, et dans lequel le public n’est plus seulement spectateur mais intervenant. Par sa simulation, Dupraz met en scène le rôle du public, montre qu’il n’est pas seulement relégué en tribune, passif, mais qu’il interagit avec ce qui se passe sur le terrain. Tout à fait cohérent pour celui qui n’a de cesse d’encourager les supporteurs toulousains à venir au stade soutenir leur équipe. Abolissant la séparation entre spectateurs et acteurs, Dupraz démontre d’un sens du spectacle véritablement postmoderne, et d’un don pour la mise en scène –plutôt que pour la comédie– lorsqu’il se livre en conférence de presse à une exégèse théorique de son œuvre : “je pense être un gars sympa, mais apparemment il y a une personne qui a cru bon de me balancer quelque chose sur la tronche”, dit-il, comme si l’avion lui était véritablement destiné. Chaque semaine, sur tous les stades, les spectateurs se livrent à des concours d’avions en papier, et le premier à atteindre le terrain reçoit les applaudissements. C’est une tradition, mais Dupraz la personnalise et, ce faisant, il nie le hasard : par sa simulation, il le transforme en message à lui adressé : “Il avait peut-être un message à me faire passer, mais ça fait drôle”. La performance charge l’évènement de sens, le transforme en dialogue, force la communication entre l’artiste et son public : le spectacle total, qui abandonne la scène (la pelouse) pour les coulisses (le banc de touche) et la salle (les gradins). Et Pascal Dupraz de conclure : “on ne va pas faire un cinéma pour ça” : le performeur nie la performance. Génial !
On a coutume de qualifier les footballeurs “d’artistes du ballon rond”. Or, la maîtrise d’un outil ou d’un instrument –rabot, truelle ou ballon de toutes formes– ne fait de personne un artiste, mais un artisan ; et d’un bon artisan, un maître. L’artisanat est utilitaire : le menuisier construit une chaise pour qu’elle soit confortable et le footballeur manie le ballon pour battre l’adversaire. Pour l’artisan, l’esthétique vient en plus : si de surcroit, la chaise est belle, tant mieux. A l’inverse, l’art est désintéressé, il ne vise aucun objectif, ni moral, ni pratique ni sportif. C’est pourquoi le footballeur ne devient véritablement “artiste du ballon rond” qu’en s’affranchissant de l’utilitarisme. En tentant une Madjer parfaitement superflue devant le but vide de Lopez ce dimanche, le Parisien Lucas Moura a agi en artiste : désintéressé du but –ce mot lui-même, synonyme de finalité, nie la prétention artistique du football–, il a cherché la beauté du geste, l’art pour l’art. Il s’est raté, mais comment le lui reprocher sans succomber à un utilitarisme de parieurs en ligne ?
Ainsi, l’art est-il banni des terrains, et ne fait ponctuellement sa réapparition que dans la célébration de but et la simulation. Pure gratuité festive, la première voit des joueurs, tout à l’euphorie de la mission accomplie, prendre des risques inconsidérés au grand dam des actionnaires du club : quand des Beckham ou des Ronaldo font assurer leurs jambes pour des millions d’euros, quel sens y a-t-il à prendre de tels risques ? Nombreux sont les joueurs qui se sont blessés en célébrant leur but et, il y a deux ans, un jeune footballeur indien en est mort : colonne vertébrale brisée. Pourquoi ? Pour la beauté du geste.
Quant à la seconde, elle transforme le joueur en acteur et l’exhibition sportive en spectacle. Peu importe les qualités de comédiens des joueurs, il existe entre eux et leurs supporteurs une convention, un pacte d’irréalité qui est la condition même du spectacle. Le supporteur le sait : la souffrance d’un joueur est inversement proportionnelle au nombre de roulades qu’il fait sur la pelouse. Le show a ses codes. La douleur d’un joueur à peine effleuré, la colère de son adversaire, l’affolement de ses coéquipiers, tout est mimé. Pas uniquement pour la gloire de l’art dramatique, bien sûr, ni pour le seul bonheur du public : pour influencer l’arbitre. La gratuité de la simulation n’est pas absolue, mais le sourire sur le visage des joueurs après ces petits impromptus dit le plaisir pris à l’improvisation. Les protagonistes de l’incident ne s’en veulent jamais entre eux : les acteurs se détestent-ils parce se détestent les personnages qu’ils incarnent ? Par contre, ils en veulent à l’arbitre qui ne s’est pas laissé prendre à leur pantomime : amour-propre d’artiste cruellement blessé !
Il y a dans la simulation de vieux souvenirs de catch : tout le monde sait que c’est du chiqué, mais on fait comme si, parce que c’est bon parfois de se laisser prendre au jeu. La saynète de Dupraz aura été comme un interlude entre les actes d’une pièce de théâtre ennuyeuse. Quand le spectacle n’est pas sur scène –et c’est malheureusement souvent le cas en Ligue 1–, le spectateur le cherche au parterre…
Sébastien Rutés
Footbologies
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