Comme elle est loin à présent l’enfance de Tigrovich, tigre, prince et artiste, dans sa native Taïga orientale, comme elle s’éloigne sa première jeunesse sur les rivages ostréicoles du bassin d’A et dans le petit cirque des Romanès-Volovitch où il avait connu la gloire et l’amour avec la belle Emma. Car maintenant notre héros est à Paris, sous la férule du plus grand des dompteurs et même des Dompteurs, Ali Ibn-El Fahed et autres noms, qui lui a fait signer un contrat, pas si malhonnête que ça, et a pris en main la promotion de sa carrière et le progrès de son art. Or, après un premier éclatant et succès, voici qu’Ali a décidé de faire attendre le public. Où l’on verra qu’il a bien raison…
Ali, en ses mesures, fut drastique. Nulle sortie, même sur le trottoir jouxtant le cirque, ne fut autorisée. En vertu de quoi le tigre, un bonheur en emmenant souvent d’autres avec lui, fut dispensé de balayer le dit trottoir. Et puis qu’aurait-on pu balayer, sinon une foule bigarrées de photographes aux boîtiers disloqués, jeunes filles en mal de tigres, jeunes gens intéressés par les dompteurs d’origine orientale (la presse avait aussi parlé d’Ali, on peut, sur ce point, s’en remettre à Patrick), vieux aficionados prétendument sceptiques, mais plus impatients que les autres, nobles représentants de la presse, sans oublier, reconnaissables à leurs ongles rongés, quelques scénaristes voulant adapter le tigre ; immanquables à la qualité de leurs lunettes, certains producteurs enclins à l’achat de tigre-et-dompteur pour le bienfait de l’industrie cinématographique ; un ou deux sergents recruteurs chargés de renouveler les plateaux appauvris des émissions télévisuelles à valeur de confession (« Je suis un tigre et n’ai pas de vie amoureuse » ou quelque chose comme ça, dans leurs esprits hagards) ; le représentant d’une émission animalière (celui-là n’avait rien compris) et finalement, last but non least comme disait Ali, divers marchands de divers produits allant de la pâté pour tigre, (ceux-là étaient mal informés) à la cochonnaille artisanale (c’était mieux), en passant par diverses substances aux pouvoirs stimulants, dont l’inutilité leur aurait sauté aux yeux s’ils avaient pu – mais de cela Patrick ne savait rien et n’en avait rien dit ni, du coup, ses confrères de la presse – connaître en la matière les sages et modérés pratiques d’Ali (ouden malon comme il disait en une locution qu’il croyait serbe et dont il ignorait, mais que nous importe, l’origine indiscutablement serbe).
Tout cela battait le pavé, joyeusement et impatiemment, pendant que dans la pénombre du chapiteau, le tigre et son dompteur…Travaillaient d’arrache-pied ? Oui quelquefois. Il fallait bien veiller à la masse grasse féline dont la tendance à se développer aurait pu nuire à l’esthétique des envols conjoints de l’homme et de l’animal. Se livraient à quelques activités dont le plaisir n’était pas absent ? Cela arrivait. Mais nous en parlerons plus tard. Balayaient (surtout l’un) et négociait quelques accords de nature commerciale (l’autre surtout) ? Évidemment ; c’est la routine. Parfois tigre et dompteur posaient pour l’artiste auteur des affiches que nous avons dites et dont, chaque jour davantage, les murs de Paris se couvraient. D’autres fois, le tigre, prenant de l’assurance, tentait par divers moyens de persuader l’homme de faire venir à demeure faiseurs pour tigres et couturiers pour artistes, aptes à confectionner costumes de scène et de ville. Mais quiconque (autant dire personne, le secret étant bien gardé), aurait pu se glisser jusqu’à la loge imitation roulotte, toute dorée et stuquée, où se tenaient habituellement le dompteur et son tigre, aurait aperçu l’un, le plus humain des deux, moitié allongé sur la banquette noire et dorée qui faisait le tour de table, un coude appuyé, justement, sur la table, l’autre, frisant sa moustache d’une griffe négligée, maniant vaguement le balai de la patte arrière-droite (travail de l’indépendance des pattes) et jetant lui aussi un regard vers la table. Et quiconque-autant-dire-personne aurait été surpris de ne voir sur la table, justement, qu’un petit calepin rose, ouvert et griffonné, où l’un après l’autre, Ali et Tigrovich, dans un ordre ou dans un autre, jetaient des notes plus ou moins languissantes. Quiconque-personne n’aurait sans doute pas compris, voyant cela, que rien de bien mystérieux ne se tramait alors, que ce n’était pas de sombres formules qu’ils engrangeaient là sur ce grimoire nain.
L’art du cirque n’en demande pas tant. C’est l’humilité grisonnante de la préparation qui fait la grandeur clinquante du numéro. Tout artiste sait cela. D’un mot, d’un croquis, d’une phrase, quelquefois d’un schéma plus complexe, quelquefois d’un simple trait, l’homme et l’animal cherchaient. Des idées. De numéros. Mais de numéros vraiment spectaculaires. Ce que Patrick et le cherpublic avaient vu ce fameux soir n’était rien, ne devait être rien en comparaison de ce qu’ils verraient. Certes – et l’on pouvait sur ce point compter sur les lois de l’attente, de l’offre et de la demande- le désir de voir le tigre chaque fois amplifié et multiplié par la rumeur, les affiches et l’incompréhensible retraite artistique du jeune tigre et de son maître pourvoiraient en partie à l’émerveillement du public quand, enfin, la paire tant attendue reviendrait à la lumière.
Le cirque n’en demande pas plus. Ali le savait qui le disait à Tigrovich. Ou plutôt, corrigeait-il, le cirque n’en demande pas plus pour un succès d’estime, éphémère, qui assure quelques tournées, et, je vous donne là une approximation, une trentaine de représentations. Mais le dompteur pour son tigre et le tigre pour son dompteur voulaient davantage et bien plus. Ce qu’il fallait c’était la gloire, l’éternité, la légende, la foule encore présente sur le pavé, quand l’homme et l’animal seraient, depuis longtemps, revenus à la poussière, les statues dans les squares, les cirques portant votre nom, les proverbes vous citant, les dictionnaires ne souffrant plus qu’à la lettre T., entre Tartare et Troglodytes, on ne trouvât point Tigrovich (avec la touchante mention « voir Ali (dompteur) »). Oui c’est cela qu’ils cherchaient l’un et l’autre, jetant sur le calepin rose le brouillon de leur gloire future. Or, cherchant, ils ne trouvaient guère. Et l’attente au début calculée, s’étirait jusqu’à des proportions qui chatouillaient l’échine sensible du tigre et les mains agiles d’Ali où s’agitait nerveusement, en diverses directions, la baguette légère dite aussi fouet de spectacle. Mais un matin pourtant, comme Tigrovich se dirigeait vers son balai, il entendit cet appel qui lui était devenu familier, curieux mélange de colère, d’enthousiasme, de ferveur (et d’un vague bâillement, car il était encore tôt, ce matin là) :
– Tigrrrroovichhh (prononciation idiosyncrasiquement domptorale), come aquì, presto, presto.
Le tigre s’exécutant, un étrange interrogatoire s’ensuivit :
– Tigrrrroovichhh (il faudra, décidément, se faire à cette prononciation), how do you dis que tu te nommes ?
– Tigrovich, dit Tigrovich.
– Yes ! Si ! Exactement ! Et what do you dis que tu es ?
– Tigre, prince, et artiste, dit l’autre avec prudence.
– Da, da, da ! Exactly ça. And tell me what time is it ?
– Dans les huit heures, fit le tigre, en consultant à son poignet tigré l’assez belle montre dont il avait fait l’acquisition dans la ville de B. au temps de ses trafics interlopes.
À cet instant, n’y tenant plus, Ali arracha le balai des mains du tigre, lui arracha même quelques poils, s’empara de son bras droit, passa la main sur son épaule gauche, et sautillant vaguement en rythme, initia ce qui de loin ressemblait à s’y méprendre à une rumba piquée, n’eussent été les youyous enthousiastes lancés par le joyeux dompteur. Puis, reprenant son souffle soudain et laissant le tigre s’ébrouer non sans noblesse, il jeta dans un souffle ou ce qui lui en restait :
– Ma Tigrrrroovichhh, du sprichts, tu hablaaas, you speaak, tu parrrrrles, Tigrrrroovichhh.
– And so what ?,dit l’interpelé.
– And so whaaat you ask, you stuuupid ?
– I ask, da,,dit Tigrovich.
– And so what, he asks, and so what, s’indigna Ali.
On ne comprend pas toujours ce qui de nous fait l’exception au point que lorsque cette qualité nous est révélée ou qu’elle est louée devant nous, on n’y prête guère attention. Tigrovich ne comprenait pas, ce qu’Ali lui-même avait mis un certain temps à comprendre, nonobstant sa coutumière rapidité d’esprit. Pour nous, nous l’avons déjà compris. Nous jouissons de cette lucidité que donne le recul du temps et savons bien, car nul ne l’ignore plus à présent, ce qui fit la gloire de Tigrovich. Ce que Tigrovich ne comprenait pas et qu’Ali venait de saisir, c’est que Tigrovich était un tigre (entre autres), et qu’il parlait. Tigre qui parle n’est pas chose commune. Et c’est un bon numéro. Un excellent numéro même.
Ali s’explique. On ferait causer le tigre. Cela serait bien vu, cela plairait indeed, plus que ça un succès. Le temps de placarder d’autres affiches et c’est déjà le grand soir, service d’ordre et grand flonflon, où tous ou presque se pressèrent pour voir le grand numéro. De tigre parlant ? Non. Ce fut le génie d’Ali. Ne rien annoncer et surtout, indeed surtout, ne pas tomber dans cette triviale facilité qui eût voulu que l’on organisât la chose autour de la parole animale. Une telle vulgarité le père Romanès, himself, l’eût dédaignée. Même les soirs de dèche. Ce qu’il fallait, c’est qu’elle tombât, la parole féline, au bon moment mais sans qu’on y s’attende, naturellement mais extraordinairement cependant, qu’elle vînt, pour ainsi dire, incidemment. Et c’est ainsi qu’elle vint en effet. Et fit son effet. Comme sur les derniers gradins et dans la tribune centrale réservée, à la presse, on commençait presque à se murmurer mais qu’a-t-il donc, je le vous le demande, d’extraordinaire ce tigre, au sortir d’un double salto quasi trivial, élégant-souple mais sans plus, Ali, bombant ses galons dorés, toisa la bête d’un coup de fouet plus appuyé que les autres, et en un arménien d’autant plus expressif qu’il était accompagné de nombreux gestes ascendants, enjoignit à son tigre d’aller plus haut, beaucoup plus haut. Tigrovich (très félin) lissant négligemment sa fourrure au point d’impact du fouet, leva la tête de côté et regardant par en dessous son mentor, déclara, comme il savait le faire : « Oui mais bon ».
Ce fut tout, ce fut suffisant, et la parole fut incidente, indeed, juste comme il fallait, car à peine avait-il répondu ce qu’il convenait de répondre à un ordre injustement fouettant, que déjà Tigrovich s’envolait vers le trapèze portant en son dos le dompteur. Et là-bas, dans les hauteurs du chapiteau, sans que personne (nouveau coup de génie d’Ali) ne puisse vraiment percevoir la teneur de l’entretien, tigre et dompteur causaient, paisiblement. Et repartaient de plus belle d’un trapèze à l’autre, ensemble ou successivement. Cet instant qui ne s’en souvient, de mémoire de cherpublic, où chacun des deux, bandant ses muscles, s’immobilisait dans son vol, le temps d’un bref échange, verbal autant qu’aérien, puis reprenaient le cours de leur saut, donnant raison à l’artiste qui sur les affiches avait figé en plein élan le saut du tigre féroce.
Et la suite qui n’en parle encore ? Feignant la maladresse, Ali dégringolait de son perchoir, se faisait attraper d’une griffe nonchalante par le tigre posé, comme sur une branche, sur un tréteau du chapiteau. Alors tenant à la vie par le galon à la griffe attaché, il entamait avec son tigre une discussion dont chacun put discerner les sons articulés et quelques répliques clefs (« sur ce point, je ne te suis pas », « stop saying tonterias », « mais si », « But no » etc.), mais dont nul ne s’aperçut qu’elle consistait en un débat assez pointu sur la preuve de l’existence de Dieu selon saint Anselme, non pas que tigre et dompteur y connussent quelque chose, mais Ali avait eu un oncle bien placé dans le clergé arménien, par ailleurs féru en théologie, et de ses écrits, par lui recueillis suite à une affaire complexe où étaient intervenus moult notaires et avoués de compétence internationale, il avait retenu, on ne sait pourquoi, cette histoire de Saint Anselme et de Dieu, dont le tigre, c’est un hasard, avait lui-même eu connaissance peu avant sa rencontre avec Ali, étant tombé, dans le train qui le menait de B. à la capitale, sur un manuel de théologie abandonné sur la banquette par un théologien de passage qui se rendait en Alsace, et voilà comment il s’était initié aux arcanes de la même preuve, mais dans une optique, il faut le dire, plus protestante que catholique d’où l’ampleur du débat entre eux.
Que l’on me dise, après cela, que certaines rencontres ne sont pas marquées par le sceau de la Divine Providence. Quoi qu’il en soit, ce dialogue animé, l’un au bout de la griffe de l’autre, produisait son émerveillement même si, et c’est peut-être heureux, il demeurait, dans son ensemble, inaudible au public, déjà bien sollicité par le double spectacle d’une conversation contre nature entre l’homme et l’animal (ou presque) et d’une suspension par la griffe pour le moins périlleuse (aux yeux des béotiens en tout cas, puisque bien sûr les griffes du tigre, naturellement cassantes, avaient été renforcées par quelque vernis ferrugineux d’origine sans doute arménienne, encore un héritage d’Ali, mais sur celui-là on ne sait rien). Et cet enchaînement de causes, le tigre qui parle, le dompteur qui répond et réciproquement, l’un au bout de la griffe de l’autre, puis retombant ensemble harmonieusement, bien que de haut, debout tous les deux, réception souple, sur le dos d’une cavale harnachée de bleu nuit phosphorescent, accoucha du frisson qui s’empara de tout le cherpublic, faisant se hérisser les peaux, se relever les sourcils, frémir les moustaches, certaines plus que d’autres, au point que les gradins tout entiers ne furent plus qu’un seul corps, ondulant au gré de son admiration et des mouvements de l’artiste, jusqu’à sembler aux yeux de Tigrovich, quand il vint saluer, une bête géante, un tigre artificiel mais convaincant, comme si toutes les dames de l’assemblée s’étaient données le mot et s’étaient revêtues d’impression rayées sur fond jaune, tandis qu’hommes et femmes ensemble rugissaient, tous prêts à bondir pour étreindre l’artiste d’une patte immense et admirative.
Ce qui n’arriva pas. Mais Tigrovich le crut vraiment. Au moment du salut, il ne sut pas seulement qu’il était un artiste. Il le comprit, il le sentit, tandis qu’Ali, le laissant à ces plaisirs innocents se dirigeait vers la caisse enregistreuse placée, et bien blindée, dans la petite cahute dite caisse du cirque tenue alternativement par toute une série d’Arméniennes plus ou moins brunes, pour y prélever ce que la pudeur m’empêche de nommer sa dîme et se livrer à quelques virements judicieux en direction du Crédit Helvète, sis à Beyrouth, rue des Banques (Cela, lecteur, était indiqué sur le contrat que tu as stupidement déchiré, ou effacé voici quelques pages, mais s’il t’en reste des lambeaux, tu peux le vérifier). Bref l’un dompteur et l’autre tigre étaient plutôt satisfaits de leur coup, dont les effets sur le public ne furent rien en comparaison des conséquences qu’eut sur leur morne existence ce fameux soir que Patrick, dans La Gazette du cirque, et, à sa suite, toute la presse nationale et internationale, nomma bientôt, et nous en ferons de même, « Apothéose d’un tigre ».
La morne existence fut moins morne à coup sûr. C’est à cette époque d’ailleurs que la démarche de Tigrovich, qui avait toujours été souple et balancée pour des raisons génétiques évidentes, se compléta d’un bombement du torse et d’un relevé de la tête. Il le fallait d’ailleurs pour que ses oreilles de tigre puissent retenir sans encombre les lunettes fumées qu’il prit, dans le même temps, le pli de porter en descendant, souvent à la tombée de la nuit, les grands boulevards. Ses rayures, à présent épanouies et bien visibles, se fondirent agréablement dans le camaïeu jaune-noir des tissus que le pourcentage, modeste mais réel, que lui consentait dorénavant Ali, lui permit de faire assembler, à son goût par, les meilleurs faiseurs pour tigres, hommes et femmes de la place. Et c’est de cette époque, également, ou peu après en tout cas, que date le portrait qui orne encore, de nos jours, le frontispice de nombreux manuels de cirque. Tête baissée, mais sur le côté légèrement relevée façon princesse de Galles, le tigre laisse errer son œil jaune au-delà de l’objectif vers son futur glorieux et peut-être, qui sait, vers ses malheurs passés, tandis que sur sa lèvre charnue, dépasse, menaçante mais jusque ce qu’il faut, une canine de taille conséquente qui ajoute à son charme.
Ali sut donc offrir à son tigre assez de marge, existentielle sinon financière, pour qu’il jouisse agréablement des avantage de la vie d’artiste point trop cependant, si bien qu’outre les coups de balais qu’il devait toujours donner, tout en évitant, difficulté supplémentaire, les objectifs photographiques désormais à sa poursuite, ils ne cessèrent ni l’un ni l’autre de mettre au point sans trêve, sur le calepin rose, les numéros chatoyants qui émaillèrent durant ces années laborieuses, fructueuses, rentables et profitables, le glorieux chemin artistique de Tigrovich, tigre, prince et artiste. Et de ces numéros, après d’autres mais à notre tour, comment ne dirions-nous pas quelques mots en une prose hardiment descriptive ?
Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich
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