Voici un livre extraordinaire. Un livre important, un roman dont presque tout est vrai, surtout le plus terrible. L’auteur, Dennis Kamerun, a risqué l’expérience du voyage. Ce voyage vers «l’Eldorado» que font tant d’hommes et de femmes, l’aventure du grand départ au risque de la vie. Horrifié par ce qu’il advient de ceux et celles qui partent, Dennis le Camerounais a voulu se rendre compte pour rendre compte de que ça veut dire, le voyage, dans la réalité du déplacement d’un pays l’autre, quand on est «clandestin», c’est-à-dire interdit par tous les gouvernements de passer les frontières. Sortir de la torpeur et de devant son poste de télévision pour aller voir et témoigner.
«Les images à la télévision éveillaient en moi un sentiment de culpabilité. Culpabilisé de l’indifférence devant tous ces actes révoltants et indignes. Ne serais-je pas celui qui pourrait donner tout ce qu’il possède non pas pour changer les choses ou le monde, mais pour apporter sa petite pierre à l’amélioration de la désolante situation ?»
Dennis croit au pouvoir des mots, la force de son récit il la puise peut-être dans la transmission familiale du savoir-conter des griots. Dès la première page on est pris, emmené avec le narrateur dans cette folie meurtrière du voyage. C’est, vécu de l’intérieur, ce que traversent étape par étape les candidats et candidates à l’exil. Une succession de scènes entre hallucination et horreur que l’étrange beauté de la langue de Dennis Kamerun transfigure en tableaux d’une surprenante vivacité. On est avec les passagers des 4X4 lancés sur les pistes sablées du désert, « l’endroit le plus dangereux de la terre » entre cimetières en plein Sahara, ossements de ceux qui ont péri sur le chemin et, malgré tout, émerveillement. Le regard du narrateur se porte aussi sur la beauté du monde.
« Dans la nuit claire, le land cruiser broyait des dunes de sable sur son passage. Une nuit, mais pas comme nous la connaissons dans nos forêts d’Afrique-centrale. Les étoiles semblaient se poser sur le sable, formant autour de nous un grand cercle et nous étions merveilleusement le centre d’une autre galaxie. Sous le charme et la contemplation j’ai laissé échapper mon émotion : C’est merveilleux. »
Découvrir le monde, faire l’expérience de l’aventure, des hasards, des mauvaises rencontres mais aussi de l’amitié et de l’amour, se laisser mener par son destin. Nul ne peut prédire qu’il sera vivant au bout du voyage. Le roman de Dennis Kamerun nous fait découvrir un univers sombre, cruel, où les lois sont celles de la chairmania, «ces gouvernements clandestins commanditaires du trafic sanglant des migrants», des coxeurs, des connexion-men, des passeurs, des différents profiteurs-exploiteurs de misère qui se multiplient, se font la guerre, recrutent pour le terrorisme, se disputent les gains du trafic. On passe par Tamanrasset, dans le quartier ghetto des immigrés subsahariens, à Tizawati écrasé par la canicule, cet endroit perdu au cœur du Sahara où dit-on «Lucifer et ses enfants furent précipités et condamnés pour s’être rebellés contre leur créateur», Oran puis « la vallée du sang » où les voyageurs interceptés sont retenus dans des grottes, otages libérables contre une rançon exorbitante.
« L’ambiance était toute particulière dans ce trou de Satan, une ambiance fantomatique. Assez calme, lugubre, parler à voix basse était la règle première et le gouverneur du bunker veillait à ce que cette règle soit respectée de tous. Sur les cinq murs de la cave, des inscriptions diverses, certaines rappelant le passage de leurs auteurs dans cette « tombe du mal » comme elle a été baptisée. Car, dit-on, le mal a fait sa demeure en ce trou. »
Le narrateur nous entraîne alors dans le récit fabuleux des origines de cet endroit qui paraît hors du monde mais est une part de notre monde. Le Maroc, enfin la périlleuse traversée des eaux méditerranéennes en direction de l’Espagne. «Boza», l’arrivée, la victoire, pas pour tout le monde.
Dennis Kamerun fait vivre une diversité de personnages, portraits saisis sur le vif ou êtres de fiction à portée symbolique, telle cette jeune Eden, l’européenne travaillant pour une ONG. Eden, femme admirée, femme aimée, paradis tout proche mais interdit, inaccessible. Personnages vivants, héros du quotidien dont on s’épouvante et s’émeut du destin, tel Tino le survivant du désert, tel Steeve, ce copain du lycée méconnaissable, déjà mourant, tels ces hommes et ces femmes rencontrées sur la route, qui accueillent, nourrissent, aident sans rien attendre en retour.
Ce qui arrive à l’humanité, depuis tant d’années maintenant que disparaissent ces voyageurs qui n’atteignent pas l’Europe espérée, nous savons qu’il faudra en porter la responsabilité devant l’histoire. Le récit de Dennis Kamerun rappelle magistralement que « le premier perdant est bel et bien la communauté internationale et autres organisations non-gouvernementales qui s’évertuent à mettre à disposition tout un arsenal d’une valeur estimée à des millions d’euros pour combattre l’immigration et n’obtiennent jamais la réussite de ce combat, alors que la seule possibilité serait de permettre l’égalité devant le déplacement, la circulation plutôt que l’errance. » Parce qu’il n’est pas possible d’empêcher les hommes et les femmes de voyager, parce que le voyage est au fondement de l’humanité :
« Pour sûr, sans déplacements, le monde serait un canevas de petits mondes perdus au milieu du grand monde dont nous sommes tout fiers aujourd’hui d’explorer les contours ; et les hommes de pauvres miséreux plongés dans un nuage d’ignorance, l’ignorance de leurs propres limites et aussi celle de l’immensité qui nous entoure. »
0 commentaires