Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique : chaque semaine, Edouard Launet révèle et analyse un inédit grivois ou licencieux, voire obscène, surgi de la plume d’un grand écrivain.
Comme la BNF, la belle bibliothèque de l’Institut de France possède un « enfer », c’est-à-dire un rayon regroupant des ouvrages naguère jugés licencieux ou contraires aux bonnes mœurs. La chose peut sembler étonnante pour une institution aussi policée que celle du quai Conti, mais elle ne surprendra que ceux qui ignorent que l’Académie française a vu défiler sur ses fauteuils bon nombre de polissons — occasionnellement de polissonnes. L’accès à cet enfer est strictement réservé aux Immortels, et pour cause : il renferme pour l’essentiel des textes écrits par les académiciens eux-mêmes. Des textes légèrement égrillards, dont certains ont une histoire cocasse. Avant d’en citer des extraits, il convient d’en retracer l’origine.
Le 3 mars 1955 fut élu à l’Académie un certain François Albert-Buisson. Grand patron de l’industrie pharmaceutique, auteur d’aucun texte que l’on puisse qualifier de littéraire, cet homme n’avait pas de qualité particulière pour siéger parmi les Immortels. Toutefois il avait des relations haut placées, était très riche et avait promis de financer les coûteux travaux de rénovation que la Coupole nécessitait à l’époque. Les Académiciens se résignèrent donc à l’accueillir en leurs rangs, non sans quelques grincements de dents (un des sages eut ce bon mot : « Avec Albert-Buisson, l’aspirine fait son entrée à l’Académie »).
Un que l’affaire ne fit pas rire du tout fut Jean Cocteau. Élu le même jour que François Albert-Buisson, l’auteur des Enfants terribles ne goûta guère de débarquer quai Conti en si médiocre compagnie dans la mesure où cela dévalorisait sa propre admission. Il choisit de se venger en lançant un concours (occulte) d’écriture dans la confrérie : ce serait à celui qui pondrait le texte le plus insolent sur Albert-Buisson. Comme il fallait cadrer quelque peu l’exercice, Cocteau eut cette belle idée : sachant que le pharmacien avait été élu au fauteuil d’un certain Émile Mâle et que le mot qui lui avait attribué lors de son installation [1] était ‘Braquer’, il proposa à ses confrères qu’ensemble ils écrivissent un court feuilleton intitulé les Aventures de François Braquemâle. Cocteau écrirait l’introduction, les autres rédigeraient les épisodes à tour de rôle. Si le titre donnait vaguement le ton, le propos liminaire de Cocteau était lui parfaitement explicite :
Un jour, François Braquemâle vit une étrange bosse se former sous son pantalon. Il en fut inquiet et alla consulter. « Prenez donc de l’aspirine, Monsieur, ou bien du bromure » répondit le docteur en lui jetant des ordonnances au visage. L’infortuné prit quantité de remèdes mais rien n’y fit : la bosse était toujours là, enflant sa braguette dans des proportions inquiétantes. Il se résigna à parler à sa femme de cette protubérance mystérieuse. « C’est curieux, observa-t-elle, je n’avais jamais rien vu là de si saillant. Peut-être est-ce une tumeur ? ». Cela ne fut pas pour apaiser les craintes de François Braquemâle qui visita mille spécialistes. L’un d’eux, en désespoir de cause, lui conseilla de se consacrer à la littérature : cela ne le guérirait probablement pas, mais au moins les livres lui changeraient les idées. Braquemâle ne sut s’il fallait qu’il écrive ou qu’il lise. Il tâta un peu des deux, sans succès notable. Alors, décidé à faire les choses en grand, il alla consulter les académiciens car ils étaient sans doute les seuls capables de mettre un terme à ses tourments. Le premier qu’il rencontra fut Jules Romains.
Jules Romains, qui occupait alors le fauteuil 12, succéda donc à Cocteau dans l’écriture du feuilleton. Sa contribution prit la forme d’une parodie.
Jules Romains.– De quoi souffrez-vous, mon ami ?
François Braquemâle.– Attendez que je réfléchisse ! Voilà. J’ai ici (il désigne sa braguette) une sorte de bosse, il y a des fois où je sens une espèce de démangeaison. Ça me chatouille, ou plutôt, ça me gratouille.
Jules Romains, d’un air de profonde concentration.– Attention. Ne confondons pas. Est-ce que ça vous chatouille, ou est-ce que ça vous gratouille ?
François Braquemâle.– Ça me gratouille. (Il médite.) Mais ça me chatouille bien un peu aussi.
Jules Romains.– Désignez-moi exactement l’endroit.
François Braquemâle, désignant à nouveau sa braguette.– Par ici.
Jules Romains.– Où cela, par ici ?
François Braquemâle.– Là. Ou peut-être là… Entre les deux.
Jules Romains.– Juste entre les deux ?… Est-ce que ça ne serait pas plutôt un rien à gauche, là où je mets mon doigt ?
François Braquemâle, troublé.– Il me semble bien.
Jules Romains.– Ça vous fait mal quand j’enfonce mon doigt?
François Braquemâle.– Oui, on dirait que ça me fait mal.
Jules Romains.– Ah ! ah ! (Il médite d’un air sombre.) Est-ce que ça ne vous gratouille pas davantage quand vous avez pris de l’aspirine ?
François Braquemâle.– Je n’en prends jamais. Mais il me semble que si j’en prenais, effectivement, ça me gratouillerait plus.
Jules Romains.– Ah ! Ah ! très important. Baissez donc votre pantalon.
François Braquemâle.– Vous m’embarrassez.
Jules Romains, lui mettant la main sur l’épaule.– Comme vous voudrez, mon ami. Faites votre travail aujourd’hui comme d’habitude. Ce soir, couchez-vous de bonne heure. Demain matin, gardez le lit. Vous êtes marié ?
François Braquemâle, s’essuyant le front.– Oui, docteur.
Jules Romains.– Sagesse totale de côté-là, hein ? En attendant, je vais vous recommander à un confrère.
François Braquemâle, avec anxiété.– C’est donc grave, ce que j’ai ?
Jules Romains.– Ce n’est peut-être pas encore très grave. Il était temps de vous soigner.
François Braquemâle, s’essuyant à nouveau.– Vous ne croyez pas qu’il vaudrait mieux que je me couche tout de suite ?
Le confrère chez qui Jules Romains envoie François Braquemâle s’appelle Marcel Pagnol, titulaire du fauteuil 25, lequel entreprend de tisser une pagnolade avant de confier la plume à Maurice Genevoix, au fauteuil 34. Et ainsi de suite. Au total, douze académiciens participeront à cet anodin divertissement, qui ne méritait sans doute pas de finir en « enfer », pas plus qu’il ne mériterait d’être publié.
Cocteau se chargea de la conclusion du feuilleton :
Les académiciens, de guerre lasse, se résignèrent à accepter François Braquemâle parmi eux afin qu’il arrête enfin de les embêter. L’homme fut bien surpris d’être admis, et plus encore de ce qu’il découvrit en pénétrant sous la Coupole. De l’Institut, il ne connaissait que les murs qui prennent le soir une irisation de perle ; il ne connaissait que la coque du vieux navire à l’ancre au bord du fleuve. Passé les murs, qu’imaginait-il ? Quelque grotte sous-marine, une lumière quasi surnaturelle d’aquarium et, sur des gradins en demi-cercle, quarante sirènes à queues vertes et à voix mélodieuses.
Une fois entré, François Braquemâle débanda immédiatement.
Édouard Launet
Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique
[1] Il est de règle à l’Académie française que chaque nouvel entrant se voie attribuer un mot sur lequel il doit disserter. Pour Cocteau, ce fut le verbe ‘brandir’.
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