“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
Des trois vagues d’attentats terroristes qui ont frappé Paris, celle qui visait le stade de France peut être considérée comme un échec. Pourquoi les trois terroristes ont-ils actionné leur ceinture d’explosifs à l’extérieur, dans des zones isolées ? L’argument des contrôles de sécurité ne satisfait pas. L’hypothèse des remords de dernière minute peine à convaincre. Un mystère demeure, où l’on peut trouver un symbole.
Un stade de football est une hétérotopie, au sens que Michel Foucault donne à ce néologisme : un lieu qui réalise effectivement l’utopie dans le réel, avec des règles propres et une fonction particulière. Fonction d’illusion, dans la typologie de Foucault, c’est-à-dire qui dénonce les “emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée”, par une forme d’antithèse : dans cet espace de “contestation mythique” et de liberté supérieure, on brise les codes sociaux, on hurle, on se déchaîne, on se peint le visage, on insulte parfois, mais surtout on prend du plaisir.
Selon Foucault, l’hétérotopie met en place des systèmes d’ouverture et de fermeture, on n’y entre pas “comme dans un moulin”. Il faut “une permission” – un billet – et accomplir “un certain nombre de gestes” – notamment la fouille. Il faut maîtriser les codes pour accéder à l’espace hétérotopique, mais il faut surtout le reconnaître comme tel pour y être accepté. Citant Bachelard, Foucault évoque ces emplacements “hantés de fantasmes”, ceux de “nos rêveries” et de “nos passions”. Ainsi du stade de football, qui n’est pas seulement le lieu de la compétition et du divertissement, mais aussi et surtout celui – par excellence – du désir, des espoirs et des solidarités.
Espace sous surveillance, dernier carré, village gaulois, le stade de football a tout de la forteresse assiégée. Ne l’appelle-t-on pas une “enceinte” ? Au dehors, c’est la réalité, avec sa violence qui dépêche parfois ses chevaux de Troie et ses valises pleines de billets ; à l’intérieur, le territoire rectangulaire de l’enfance, la cour de récréation avec son innocence toute verte, et l’éphémère pays des possibles aux frontières marquées à la craie. Le théâtre des rêves, ainsi que Bobby Charlton rebaptisa Old Trafford à Manchester. Malgré le caractère d’exceptionnalité de l’espace hétérotopique, le stade de football c’est le domaine familier, où l’on revient après la semaine de travail, le lit où l’on s’endort pour rêver. La sémantique le suggère : on joue “à domicile”, on joue “à la maison”, “ici, on est chez nous” chantent les supporters. Le stade est un refuge. Or vendredi, ceux qui se sont fait exploser n’ont pas pu en franchir les grilles, non pas seulement parce qu’il n’en maîtrisaient pas les codes, mais surtout parce qu’ils représentaient l’exact contraire de tout ce que le stade signifie dans l’esprit des supporters, et que le stade les a rejetés.
Et ce week-end, pour la reprise du championnat, les autres stades ont suivi l’exemple, en intensifiant ces valeurs. Des minutes de silence aux Marseillaises reprises en chœur, en France comme ailleurs, jusqu’à la banderole des Ultras marseillais : “Nous sommes Paris”. L’argent reprendra ses droits, la violence aussi, mais pour quelques jours les attentats ont purifié les stades, les ont rendus à leur fonction première : le plaisir, qui résiste entre ses murailles de tribunes, retranché de la réalité derrière des murs d’enceinte de lumière.
Un peu d’étymologie : comme l’anglais to stand, stade vient de la racine indoeuropéenne sta, qui signifie “être debout”. Stadios en grec désigne ce qui est stable, ferme, ce qui tient debout. Vendredi, le stade de France est resté debout…
Sébastien Rutés
Footbologies
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