Au début, personne ne s’est rendu compte de rien. Sauf Jacky, le cantonnier communal, qui a couru chez notre maire pour lui dire à peu près ceci : « Hervé, tu sais quoi ? Il y a un salopiot qui a collé une affiche sur le mur du cimetière ! Ça m’a pris au moins une heure pour l’enlever. Bon Dieu d’bon Dieu, si je tenais ce bougre de cochon… ».
Ici tout le monde se connaît, se parle, se tutoie. Il n’y a qu’une soixantaine d’habitants dans le village si bien que nous formons comme une grande famille. Du moins c’était le cas à l’époque.
On ne sait ce que Hervé a répondu à Jacky, sans doute quelque chose comme merci. Il est probable que le cantonnier a enchaîné par un « Il fait soif, non ? » et que le maire lui a versé un verre de calva. Qu’y avait-il sur l’affiche ? Jacky l’avait à peine regardée, il s’était empressé de gratter le mur. Après trois verres, il ne savait même plus s’il y en avait vraiment eu une, d’affiche.
La semaine suivante, c’est un Jacky essoufflé et écarlate qui a rappliqué à la mairie, plus vite encore que la première fois. « Hervé viens voir, il a remis ça le cochon ! » s’est-il étranglé. Hervé y est allé et il a vu : sur le mur du cimetière, près de l’entrée, était collée une grande affiche blanche avec en son milieu un petit carré noir, et à l’intérieur du carré un numéro en chiffres rouges. Le numéro, c’était 64.
Quand Hervé est venu dîner à la maison le lendemain, il m’a raconté l’histoire en rigolant à moitié. « À ton avis, ça veut dire quoi, ce 64 ? » m’a-t-il demandé. « C’est les Pyrénées-Atlantiques » ai-je répondu. Nous nous en sommes tenus là sur le sujet.
J’aime beaucoup Hervé. Nous avons le même âge (66 ans), beaucoup de goûts en commun et le même genre d’humour. Nous passons pour les intellectuels du bourg : il était juge à Coutances, moi radiologue à Caen. Avec ma femme Elizabeth, peintre au talent reconnu au-delà des frontières du canton, nous sommes venus nous installer dans ce village normand pour y couler une retraite paisible. Paisible, elle l’a été jusqu’à cette affaire.
La semaine d’après, nouvelle affiche. Jacky était en état de choc. Avec Hervé, nous avons couru au cimetière. C’était le même genre de placard, mais avec le numéro 63 dans le carré noir. « Le Puy-de-Dôme ? » a grincé Hervé.
Cette fois, la chose s’est ébruitée. Comme le café-épicerie du village a fermé il y a deux ans, c’est à la boulangerie que les informations s’échangent désormais. Bientôt, on n’y parlait plus que de ça : les affiches du cimetière, les numéros. Il faut dire qu’il ne se passe jamais rien ici, le dernier événement notable ayant été la mort de la veuve Bertrand il y a trois ans — on l’a retrouvée chez elle à moitié dévorée par ses deux chiens.
Une semaine passe encore, et … 62. Apparemment, c’était dans la nuit du mardi au mercredi que les affiches étaient collées. Mais par qui et pourquoi ? Cela ressemblait vaguement à un compte à rebours, et le fait qu’il soit égrené sur le mur du cimetière ne présageait de rien de bon. Cela voulait-il dire que quelqu’un n’avait plus désormais que soixante-deux semaines à vivre ?
Hervé a réuni quelques-uns de ses administrés pour leur proposer d’établir un tour de garde. Je me suis porté volontaire pour le premier. Le mardi soir suivant, je me suis planqué dans un bosquet près du cimetière. J’avoue que je m’y suis assez vite endormi. Quand j’ai ouvert un œil vers trois heures du matin, une nouvelle affiche annonçait 61.
Évidemment tout le monde m’a soupçonné. J’ai dit que puisque c’était comme ça, je ne m’y collerais plus — mot que j’ai regretté aussitôt. La semaine d’après, ce sont Jacky et un de ses amis qui ont assuré le guet. Ils étaient partis avec une bouteille de calva, n’ont rien vu, n’étaient sans doute plus en état de voir quoi que ce soit, et le lendemain matin nous avons constaté que le numéro 60 était sorti.
Cela faisait plus d’un mois que la plaisanterie durait et certains commençaient à s’inquiéter, ils voulaient que le maire prévienne la gendarmerie. Hervé a refusé. Ce ne sont jamais que des affiches, a-t-il dit. Façon de voir les choses. La suite des événements lui a donné tort et raison à la fois.
Au sein du bourg, tout le monde se soupçonnait maintenant et les vieilles inimitiés refaisaient surface. Les vieux contes aussi. Dans notre bout de Cotentin niché entre un petit fleuve côtier et la Manche, quelques-uns croient encore aux légendes, aux pâtres aux cheveux jaunes jeteurs de sorts, ces descendants dégénérés des premiers Normands que, dans ses romans, Barbey d’Aurevilly fait errer dans les landes et marais de la presqu’île. Internet et les téléphones portables n’y ont rien changé, le premier a même plutôt aggravé les choses.
Bref, les plus vieux du village ont pensé qu’une malédiction était tombée sur le village et ils se sont mis à clamer que l’un de nous en était responsable. Ce tribunal populaire a cru identifier le coupable, sans la moindre preuve, en la personne d’un Parisien qui, deux mois auparavant, avait acheté ici une bicoque qu’il était en train de retaper pour en faire une résidence secondaire. Ce horsain, qui ne disait bonjour à personne, n’était-il pas un peu bizarre ? N’entendait-on pas chez lui d’étranges musiques quand les fenêtres étaient ouvertes ? (des disques de Thelonious Monk et d’Albert Ayler, en fait). Le pauvre homme n’a pas été long à percevoir l’hostilité ambiante et il a préféré regagner Paris, laissant sa maison en chantier.
La nuit où devait apparaître le numéro 59, c’est une quasi milice qui a campé devant le cimetière. Il ne s’agissait plus de surprendre le coupable mais d’empêcher tout nouveau placardage : le décompte anxiogène devait cesser. Cela a semblé efficace puisque aucune affiche n’a fleuri sur le mur cette nuit-là. Le compteur restait bloqué à 60, ouf ! Hélas, le lendemain, il a décru à nouveau d’un chiffre car les guetteurs n’étaient pas revenus. Devrait-on se mettre à surveiller le cimetière à chaque heure du jour et de la nuit ?
La boulangère a fini par alerter les gendarmes. Ils ont été réticents à se déplacer pour si peu de choses, sont venus malgré tout, ont pris quelques photos, parlé avec le maire, mais comme il n’y avait pas de trouble à l’ordre public formellement établi, leur enquête n’est pas allée plus loin. « Vous faites pas de prélèvements ADN ? » s’est étranglé Jacky, amateur patenté de séries policières. Les pandores l’ont regardé avec sur leur visage comme une grande lassitude et ont tourné les talons sans mot dire. Seul résultat concret de ce débarquement de képis : un journaliste de La Manche Libre a déboulé le lendemain, qui a troussé un article fort ironique dans lequel les habitants du village passaient pour des demeurés. Son titre : « Ça ne tourne pas rond dans le village aux carrés ». À l’anxiété s’est ajoutée l’humiliation.
Pendant une quinzaine, les plus acharnés du village ont décidé de monter la garde devant le cimetière chaque nuit. Mais dès qu’ils ont cessé, car on finit par se lasser de ce genre de choses, les affiches ont réapparu. Et le compte à rebours s’est poursuivi. Et l’angoisse a continué de monter.
La mort dans l’âme, Hervé s’est résigné à investir dans un système de télésurveillance d’un coût exorbitant pour les finances de notre petite commune. Chaque matin, fébrilement, nous regardions en accéléré les images enregistrées. Au mieux, on y apercevait un chat qui passait par là. Il existe des films plus captivants.
Soudain, au bout de trois jours, bingo ! À 2 h 52, un individu cagoulé et vêtu de noir apparaissait à l’image, placardait son affiche presque tranquillement puis s’éclipsait. Ce n’était donc pas un fantôme ni quelque gnome qui nous jouait des tours, mais une personne en chair et en os dont il était difficile de dire si c’était un homme ou une femme.
L’effervescence est montée d’un cran dans le village. Certains ont voulu que l’on installe un piège, Hervé a refusé encore : pas question de mettre en danger la vie d’autrui, fût-elle celle d’un sinistre plaisantin. J’ai suggéré pour ma part que nous laissions le décompte aller jusqu’à son terme. Après tout, en paniquant, ne jouions-nous pas le jeu de cet individu ? Autant le laisser faire et voir sur quoi tout cela déboucherait. Nous en étions alors au numéro 11, il y avait moins de trois mois à attendre. Faute de mieux, et de guerre lasse, ma proposition a recueilli l’assentiment général.
Quand le 1 a fini par apparaître dans le carré noir, tout le village a retenu son souffle. Hervé a interdit à quiconque de s’approcher du cimetière pendant toute la semaine, au point que certains se sont demandé si ce n’était pas lui qui les collait, les affiches.
Le jour J, c’est-à-dire le mercredi suivant, toute la population s’est rendue au cimetière en procession dès potron-minet. Nous y sommes allés comme à un enterrement, à ceci près que nul ne savait qui on allait enterrer ni même s’il y aurait un cadavre à inhumer. Chacun surveillait son voisin en redoutant qu’il ne s’écroule subitement, victime d’une crise cardiaque ou d’un foudroiement quelconque. Ou d’un sort. Ce fut assez drôle au bout du compte, et pas du tout funèbre. Il est vrai qu’à l’aube la mort fait moins peur. Un beau soleil se levait, la campagne était calme, une première alouette gazouillait au-dessus de nous : le moment était tout bonnement magique.
Dans le carré noir, c’était bien un zéro qui était apparu, mais un zéro à l’intérieur duquel avait été ajouté un trait courbe, comme un sourire. Tout ça pour ça ? Plus d’un an de tragi-comédie pour en arriver à ce smiley ? Les villageois étaient à la fois soulagés et déçus.
En rentrant, j’ai dit à ma femme Elizabeth : « Je t’en prie, ne refais plus jamais une chose pareille, c’était un peu long et moyennement drôle ». Elle a ri. Elle a attrapé sa cagoule, l’a enfilée et m’a fait « Hou ! Hou ! » en agitant les mains au-dessus de sa tête.
N’épousez jamais une artiste.
Édouard Launet
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