Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
Qui n’a jamais, aux grandes heures de l’adolescence, trouvé ses parents embarrassants ? Non maman, inutile de m’enlever cette tache de confiture au coin de la lèvre en usant de ton pouce délicatement mouillé de salive. Oui papa, je veux bien que tu me déposes deux rue plus loin à l’anniversaire de Jean-Eude. C’est un peu ce que doivent ressentir en ce moment les trois filles de Luc Ferry ; Luc (dont l’illustre homonyme serait un aïeul) partagea entre 2002 et 2004 la fonction de Jules et se saisit lui aussi de la question de la laïcité à l’école [1]. Tout en scolarisant deux de ses filles dans le privé, parce que l’éducation religieuse, c’est important, mais vous ne pouvez pas comprendre [2]. Chez les Ferry, on a des valeurs. On a une morale. On est des gens bien. Et on le fait savoir.
Ainsi, le premier jour du mois de février de l’an de grâce 2018, Ferry Luc, philosophe médiatique, dont seule la France sait faire une telle production industrielle, sent que sa parole est attendue. Sur une chaîne d’information continue, il juge opportun de commenter une affaire judiciaire en cours, dont il admet pourtant lui-même ne pas connaître le « fond ». Venu défendre la présomption d’innocence – ce qu’on ne saurait lui reprocher – il en profite pour affirmer la présomption de culpabilité ou pour le moins de culpabilisation de la présumée victime, affirmant, grand prince, que si les « torts » tels qu’ils les présupposent ne sont pas entièrement du fait de cette dernière, ils sont pour le moins « partagés » [3].
Non content de s’imaginer juge, il saisit l’instant pour donner un conseil à ses filles, qui ne lui ont probablement rien demandé, et par la même occasion à l’ensemble des téléspectatrices et téléspectateurs, qui ne lui ont certainement rien demandé non plus. En bon père de famille, il faut savoir prendre ses responsabilités, pardi ! A-t-on jamais vu détenteur de la patria potestas solliciter l’avis de celles à qui il la dispense ? Il choisit ainsi de s’adresser en ces termes à sa progéniture :
« Je le dis très clairement, j’ai trois filles. Je leur dis : ‘écoutez, c’est très simple. Si vous voulez éviter les ennuis, ne vous retrouvez pas à poil, dans la salle de bain d’un type après être allé dans un bar à putes et être monté à l’hôtel avec lui. Donc, voilà, si vous voulez éviter les ennuis, vous évitez ce genre de plaisanterie’. »
Alors aux filles de Ferry Luc, qui semble au passage ignorer que les prostituées, comme toutes les autres femmes, ne peuvent ni légitimement ni légalement être sexuellement abusées, nous conseillons la lecture immédiate de l’ouvrage de Marceline Loridan-Ivens, écrit avec Judith Perrignon et paru en janvier aux éditions Grasset, L’Amour après. L’amour après quoi ? L’amour après Birkenau, où la cinéaste fut déportée à l’âge de quinze ans et où son père fut assassiné [4]. Les filles Ferry y trouveront une leçon fondamentale : celle de la liberté, de l’autonomie et de l’émancipation, que Marceline Loridan-Ivens a paradoxalement acquises dans les camps d’extermination. Elles y trouveront un plaidoyer tout aussi progressiste que les conseils de leur paternel sont régressifs sur la liberté sexuelle, sur celle de l’amour, sur celle des femmes. Sur la liberté tout court, celle qu’il faut conquérir pour et par soi. Elles apprendront tout cela à travers les yeux de Marceline Loridan-Ivens qui, après avoir perdu l’usage des siens lors d’un séjour à Tel-Aviv, se plonge dans sa « valise d’amour ». Celle-ci, restée fermée plus de cinquante ans, contient, entre autres, les lettres d’amants furtifs, passionnés, oubliés. La jeune femme revenue de Birkenau et son « vouloir-savoir » s’affichent dans le Saint-Germain des années cinquante et soixante, un quartier qui a moins bien vieilli que celle qui l’a arpenté de terrasses en terrasses, y faisant mille rencontres, parce que « les gens qui traînent se trouvent vite, ils n’ont pas besoin de se donner rendez-vous. » Avec les hommes qu’elle a aimés, elle réapprend difficilement, lentement, le corps, la nudité « à jamais associée pour [elle] à l’ordre d’un nazi, à son regard humiliant, tandis qu’on [leur] rasait la tête et le sexe ». Le témoignage est brut, sans fard. On y croise Georges Perec, Edgar Morin ou Simone Veil. Et Joris Ivens, second mari de l’auteure. Celui qui avait trente ans de plus qu’elle. Celui qu’elle aima, plus que les autres. Celui qu’elle épousa mais dont elle ne partagea pas toujours le lit. Celui qui lui permit de réunir la jeune fille et la survivante, alors qu’elles avaient si longtemps partagé ce seul corps, « l’une cherch[ant] avec la vie, l’autre flirt[ant] avec la mort ».
Autonomie, liberté, émancipation, voilà les remèdes aux bons conseils patriarcaux qui ne manqueront d’oppresser les filles Ferry, et tant de femmes avec elles. Ils sont prodigués par une grande dame de bientôt 90 ans. Qui goûte quelques joints de temps en temps, quitte à faire sauter l’électricité de son hôtel en Israël.
À consommer sans modération. L’abus de liberté(s) n’est jamais dangereux pour la santé.
Katell Brestic
Ordonnances littéraires
L’amour après de Marceline Loridan-Ivens et Judith Perrignon, Grasset, janvier 2017, 162 p.
[1] Biographie de Luc Ferry sur wikipedia, page consultée le 3 février 2018.
[2] « Deux filles de Luc Ferry scolarisées dans le privé », L’Obs, 6 novembre 2002.
[3] Les citations sont extraites de l’interview de Luc Ferry par Audrey Mara-Crespo diffusée sur LCI le jeudi 1er février 2018.
[4] Voir son puissant et bouleversant témoignage, Et tu n’es pas revenu, publié en février 2015 aux éditions Grasset.
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