J’arrive au pub en face de chez moi avec cinq minutes de retard. Il y a déjà 1-1. Je commande une pinte. 48,1% de moi-même est pour que l’Angleterre reste dans le championnat d’Europe. 51,9% pour qu’elle en sorte. J’aime Londres, parce qu’ici on est tous des étrangers. Même les Anglais qui y vivent sont d’une certaine façon étrangers à eux-mêmes. C’est la grandeur de cette ville. Dans mon quartier, 78% des gens ont voté pour rester en Europe. Non, je n’arrive pas à m’ôter de la tête la gueule de Farage criant victoire. Moi, dans ce match, je suis pour l’Islande.
Mais entendons-nous bien, ça ne veut pas dire qu’ici on est Européens tout beau tout rose. La crise grecque, les milliards de l’Union Européenne qui sont allés prendre une bouffée d’air méditerranéen à Athènes avant de revenir directement dans l’escarcelle des banques des capitales d’Europe. On le sait bien. Mais, dans le vote de jeudi dernier, il n’y a rien contre le système bancocratique. Le problème est ailleurs. Quelque chose s’est brisé. La droite la plus goujate est décomplexée, sans scrupules et crie le plus fort.
L’Angleterre attaque. L’Islande contre-attaque et, à la 18ème minute, elle marque. Un beau but, élaboré. Au pub, personne ne fait la fête. D’Islandais, pas l’ombre d’un. Statistiquement, ç’aurait été improbable. En tout, ils sont 320 000, autant que les habitants de Leicester. Un homme de moins de 30 ans sur 1300 joue dans l’équipe nationale. Quiconque en Islande regarde ce match doit compter un ami, un ex-fiancé, un cousin sur le terrain. Un collègue, peut-être, étant donné qu’ils n’ont pas de championnat professionnel. Le championnat anglais, en revanche, est le plus riche du monde.
Rooney porte le n°10. C’est le numéro des Zidane, des Baggio, de ceux qui orchestrent le jeu, qui mettent au point les stratégies. 10, comme le numéro de Downing Street, la résidence du Premier ministre. Et c’est ce numéro 10 que convoite Boris Johnson. En février, il déclare que sortir de l’Europe serait insensé, les problèmes ne viennent pas de là. Quelques semaines plus tard, effectuant un dribble sec, il change de cap. Et il gagne. Il doit être heureux, à présent, non ? Eh bien non, il ne l’est pas. Parce que, lui, explique-t-on, a fait campagne pour sortir de l’Europe, sauf qu’il ne souhaitait pas vraiment en sortir. Il voulait obtenir juste assez de voix pour être légitimé comme opposant et successeur de Cameron. Les hommes politiques britanniques, autrefois, vous enculaient (métaphoriquement) de façon politically correct. Il fallait un minimum de finesse pour le comprendre. À présent, ils le font à l’italienne, à visage découvert. Ils clament pendant la campagne électorale que les 350 millions d’euros qui filent chaque semaine dans les caisses de l’Europe pourront bénéficier directement à la santé publique britannique. Puis, à la première interview après le vote, ils se rétractent : Non, en fait on s’est trompé. Une erreur d’arbitrage déclenche des violences dans les stades, une erreur de 350 millions d’euros par semaine, on l’avale avec son thé matinal. Si en 1789 le foot avait été déjà inventé, peut-être bien n’y aurait-il jamais eu de Révolution française.
Seconde mi-temps. L’Angleterre commence à montrer des signes de peur. Les Islandais courent beaucoup. À deux occasions, ils manquent d’augmenter le score. La stratégie anglaise ? Le chaos. Comme en politique ces jours-ci après le référendum. Les fauteuils sautent. Les politiques démissionnent. Personne ne sait comment gérer la sortie. Personne ne sait combien de temps il faudra pour réécrire tous les accords économiques, législatifs, bureaucratiques, pénaux, les passeports, les aéroports, l’université et tout ce qui a été stipulé durant ces décennies de vie commune.
Les électeurs britanniques de l’âge des joueurs sur le terrain ont voté à 75% Remain. Un vote contraire, en revanche, des plus de 60 ans. Ce sont les vieux qui ont décrété le futur d’une nation où ce seront les autres qui vont vivre. Le pouvoir du troisième âge. J’essaie d’imaginer ce match joué par des retraités.
60ème minute. Entre Jamie Vardy. L’Angleterre du football a confiance dans son working class hero. Et la gauche ? Corbyn, avant d’être le leader des travaillistes, était un eurosceptique. Puis, par devoir de parti, il a accepté de prôner le Remain. Toutefois, dit-on, il ne voulait pas vraiment rester. Il a eu toute la campagne électorale à sa disposition et, au bout du compte, il n’est même pas parvenu à se convaincre lui-même. Oui, d’accord, il n’est pas, lui, contre l’Europe par opportunisme. Il l’est par principe. OK, alors il reste à se demander comment un homme politique qui croit aux principes pourrait devenir Premier ministre.
Coup de sifflet final. C’est l’Islande qui rencontrera la France, dimanche. Elle le fera en rêvant d’être le Leicester de l’Euro 2016. Les Anglais, quant à eux, donnant des signes de cohérence, quittent aussi l’Europe footballistique.
Paolo Nelli
Traduit de l’italien par Patrick Vighetti
Paolo Nelli vit et travaille à Londres. Son dernier roman en date, Golden Boot (Fazi Editore), n’a rien à voir avec le football ; son histoire se déroule dans le Far West américain.
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