Si l’effet frontière se dissipait entre Petit Paris et Grand Paris ?
Gallieni, ce n’est pour les Parisiens que le terminus Est de la ligne 3 du métro. Cette station « du bout » arrive à Bagnolet. Si proche de Montreuil bien repérée, cette cité de la Seine-Saint-Denis est plus méconnue. Quelques friands de théâtre se risquent bien à L’Échangeur, animé par la compagnie Public Chéri. Mais seuls les habitants (35 000) ou ceux qui y travaillent connaissent le lycée Hénaff, la Briqueterie, le château, la mairie, le Centre Anne Frank, Le Plateau, La Noue, la Capsulerie, les Tours Mercuriales…
À la sortie un peu écrasante du métro Gallieni, énorme nœud-échangeur entre autoroute A3, gare routière, centre commercial Bel Air et travaux, comment trouver la Maison du Parc au nom alléchant ? On ne sait pas où aller. On finit par repérer que le parc départemental Jean Moulin-Les Guilands est tout proche. Dans ce chaos de béton, pollué, on ne s’attendait pas à trouver les sentes d’une campagne urbaine. Il faut d’abord escalader ce jardin, côté rue Robespierre. Des escaliers rythment la marche entre gazon coupé odorant et vastes nuées ensoleillées. On s’arrête, on se retourne pour attraper les vues qui embrassent Paris. « On y voit le monde d’en haut », s’amuse la réalisatrice bagnoletaise, Fabienne Issartel. D’allées en talus, des sculptures d’Ipousteguy – trois formes pyramidales de bronze qui défient un peu les tours Mercuriales – en Grande Traverse, on finit par apercevoir la silhouette d’un bâtiment contemporain, la Maison du Parc. Sous une passerelle, on se prend au passage une bonne giclée d’eau, balancée par des ados invisibles, c’est la Guerre des boutons 2018.
Et la voici cette Maison du Parc, conçue par l’architecte Laurent Salomon. Une grande boîte suspendue, vitrée et colorée, dont les façades géométriques répondent aux tracés des immeubles voisins. Cette folie s’offre comme une halte culturelle avec la buvette Chez Noue au milieu des vastes pelouses. L’association Cités m’étaient contées y met en scène « La ville à l’épreuve du paysage ». Depuis 2015, ce laboratoire transdisciplinaire, sous la direction de la sociologue Anne Laffanour, mène l’action « Lieu(x) de valeur ». Entre recherche théorique et engagement concret, il a été demandé aux habitants des quartiers La Noue-Jean Lolive et Plateau-Malassis de Bagnolet de photographier et de légender leurs endroits préférés.
Au premier étage, c’est la fresque de cet ensemble d’images du Plateau, installé par l’artiste Gianni Burattoni, qui retient toute l’attention. On y plonge, on lit ce continuum de clichés titrés par les auteurs comme une BD animée. Le ciel, les nuages en forme d’oiseau, les couchers de soleil y sont très présents, « car je le vois toujours » raconte un usager. Apparaissent des commerces, surtout des boulangeries (« elle vend les meilleurs pains au chocolat »). Des cités, des immeubles, des résidences, des dalles, des porches, des fenêtres, des grilles, des rues si ordinaires, deviennent exceptionnelles, ravivés par ce commentaire : « Ma maison parce que je l’aime trop ! ». Des tours, la rouge ou Pollux, s’expriment: « T’es un ancien si tu as connu la tour Honda. Enfant, je croyais que mon quartier s’appelait les Malassis parce qu’on y était mal assis. L’hiver dans les cages d’escalier gris et noirs et froids, à se faire houspiller par ceux qui dormaient le jour pour travailler la nuit. »
Parcs pour jouer, lycée-avenir, piscine-sirène, stades-football, King au parking, la Poste-colis, la Briqueterie, le chato de lé tan, grues-de l’entre dents, tag avec monsieur rose, arrêt du bus 76, toboggan-rigolade, hauteurs panoramiques, deux cimetières, mairie pour aider, allée de la mort, dessous de la dalle, murs d’autoroute…
Tous ces lieux qui font signes, récoltés par les habitants, sont autant de petits contes de la banalité, de moments quotidiens poignants ou joyeux, qui prennent toute leur force car ils sont pratiqués, aimés, souvent avec le regard de l’enfance ou d’adultes qui ont retrouvé leurs réminiscences de gamins. Des choix qui réunissent. Au fil des légendes, il y a toujours de l’autre, des gens, des copines, des copains, des parents, des vieux messieurs, l’aveugle à la vielle, des animaux, des fées sirènes. La vie en banlieue n’est pas qu’insécurité et drogue, planification et sinistrose, elle est aussi la vie, qui s’exprime dans des interstices que les aménageurs n’ont pas prévus. Pour Karine Lombardo, adjointe à la mairie, ces photos sont « comme une carte d’identité collective de ces lieux de valeur. » Anne Laffanour ajoute : « Voilà ce qu’est ‘Lieux de valeur’ : une proposition de narration commune d’un territoire prenant en compte toutes les particularités de chacun, et surtout permettant à chacun de se sentir reconnu parmi les autres mais aussi finalement partie prenante d’un tout. »
D’autres lieux appréciés par ces usagers – un chemin, la ferme, des jardinets, une rivière morte, la petite plage, la Friche, des cerisiers, des tulipes, la bergerie, des poules et des moutons – nous entraînent dans un flash-back. Buttes témoins de l’ancienne « zone » de la ville frontière, des anciennes « fortifs », des goguettes, ces traces rappellent aussi que Bagnolet a été une terre agricole de cultures maraîchères, dont les fleurs et les pêches. Y pullulaient cabanes, petits jardins, ateliers d’artisans, maisonnettes, certes souvent insalubres. Avec ces images, on deviendrait vite un peu Bagnoletais, on attrape des bouts d’histoire ! On a envie de marcher.
Une carte en relief topographique montre comment cette commune occupe une vallée orientée du nord au sud, encadrée par les collines de Belleville et des Lilas, et par le plateau de Malassis. Banlieue résidentielle dès le XVe siècle – Isabeau de Bavière y avait une demeure en 1412 –, ce village vivait entre vignes, carrières et plâtrières. Elle devint au XXe siècle une commune emblématique de la ceinture rouge communiste, où les dalles se nomment Maurice Thorez. Aujourd’hui, elle entremêle quelques vieilles pierres du passé, un habitat traditionnel de faubourg et des grands ensembles modernes de tours. La mairie, reflète bien ce chaos, c’est une hybridation entre le bâtiment néo-classique historique et la nouvelle extension-sculpture de Jean Pierre Lott. Il a érigé là, en 2013, trois galets blancs décalés ; les façades des bureaux sont enveloppées de résille en inox. La place ainsi rénovée, animée de cafés, se prélasse au pied des Tours « jumelles » Mercuriales des années soixante-dix, pitons de fierté, deux égarées culminant à 175 mètres de haut, qui auraient dû être les pionnières d’un centre d’affaires jamais réalisé. Grandes et petites hauteurs, ancien et nouveau patrimoine tentent de dialoguer autour de tout ce qui a disparu.
L’exposition est enrichie par deux ouvrages de la collection Lieu(x) de valeur, porte-folios qui juxtaposent images et textes théoriques ou d’acteurs de la ville. Sont aussi proposés des rencontres-débats, les vidéos de Badr Boukikaz, des jeux, des balades pour récolter les plantes sauvages qui poussent dans le béton, et des films.
Ont déjà été projetés deux documentaires extraits de Ciné-archives, fonds du Parti communiste français. Mieux vivre à Bagnolet (1971) et Bagnolet, carrefour de l’Est parisien (1973), de Miroslav Sebestik et des groupes Dynadia et Unicité ne sont pas que de la propagande communiste. Ce sont des documents en noir et blanc devenus précieux (et drôles) pour revivre le passage brutal d’un habitat insalubre (mais peut-être encore poétique), à un monde moderne de grands ensembles (certes plus confortable), sur fond d’aménagement brutal du territoire qui a coupé la ville en deux avec l’autoroute A3. Où les habitants, mi-conquis, mi-septiques apprivoisent les tours, les premiers équipements sociaux et culturels, à un rythme « cocotte-minute ». Sur les dalles, entre grues et espoirs, s’esquissaient « les lieux de vie ». L’action menée « Cités m’étaient contées » s’oriente aujourd’hui vers Romainville.
Anne Marie Fèvre
Aux portes de Paris
Maison du Parc départemental Jean-Moulin-Les Guilands, métro Gallieni. Exposition « La ville à l’épreuve des paysages », jusqu’au 13 mai. Mercredi, samedi et dimanche, vacances scolaires et jours fériés, de 13h 30 à 17h30, 18h30 en mai.
Projections-débats tous les mercredis. Le 25 avril, à 17h : Les gens et leurs paysages de Stéphane Schoukroun. Le 2 mai, à 16h30 : Chacun cherche son train de Fabienne Issartel. Le 9 mai, à 18 h : Le nom des gens de Michel Leclerc.
Balade urbaine sur les Lieu(x) de valeur, le 12 mai, à 15h30.
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