À dix ans d’intervalle, en 1982 et 1992, Gilles Walusinski s’est rendu à Brest pour honorer deux commandes du ministère de l’Équipement. Deux travaux documentaires, l’un dans le cadre d’une campagne de réhabilitation de logements insalubres, l’autre autour du thème Le port et la ville.
Arriver à Brest en plein cagnard d’un mois d’août particulièrement chaud, se confronter à une ville déserte et se replier vers le port de plaisance pour trouver un hôtel, c’était en 1992. Une commande en poche, Le port et la ville, me résoudre à arpenter les rues vides et regretter l’accompagnement dont j’avais bénéficié en 1982, tenter de retrouver des lieux déjà photographiés, le quartier de Pontaniou, notamment, et conclure qu’en fin de compte la liberté serait le meilleur moteur de mon travail.
Parlons du port. C’est aujourd’hui que je réalise à quel point cette liberté qui m’était donnée de pouvoir circuler sans aucune contrainte dans ce port de commerce, celui dont j’espérais saisir l’activité, était inestimable. Pourtant cette liberté trouvait un mur infranchissable, le port militaire et ses zones extensibles. La marine avait été célébrée au mois de juillet précédent, « Tonnerres de Brest » rassemblait des bateaux venus du monde entier, des vieux gréements venus se faire admirer et relier Brest à Douarnenez, les sardines ne suffisant plus au commerce local, le touriste était appelé à la rescousse… J’avais résolu de mettre mon parti-pris en acte, ne pas m’attarder sur une contemplation malsaine des navires gris parsemant la rade, épaves endormies dans le paysage.
Si en 1982, j’étais venu dans le but de montrer la situation de ceux qu’on nommait les « nouveaux pauvres », en 1992 la liberté ne m’était donnée que pour humer le paysage. C’est aussi ce choix qui avait déterminé mes options techniques. Deux appareils panoramiques récemment acquis devaient me permettre d’expérimenter une perception proche de notre champ visuel. La firme Zenit, en URSS, avait lancé en 1967 la fabrication de ce matériel original, l’Horizont utilisant le film 35 mm appliqué sur une forme cylindrique. La rotation de l’objectif d’une focale de 28mm permettait à l’image de se se glisser par une fente défilant devant ce cylindre. Le temps de pause variait selon la largeur de la fente… Le bruit de la rotation t’isssss,tchac indiquait l’opération terminée !
Ce n’est qu’après le développement des films que je découvris les imperfections mécaniques de ces merveilles orientales. La lumière se faufilait de manière aléatoire et imprévisible au bord du cylindre, voilant une partie des images. C’est seulement aujourd’hui que la numérisation permet de retoucher certaines des photos et de restituer la totalité du champ visuel recherché. L’utilisation de l’Horizont est un exercice assez particulier, tenir la poignée qui évite de voir sa main sur le côté de l’image, cadrer au travers d’un viseur qui a la délicatesse de conserver l’angle de vue mais n’est capable que de donner la verticalité impérative grâce à un niveau à bulle incorporé. Le sport consiste à coincer la bulle pour déclencher au bon moment, toute inclinaison conduisant à des déformations inélégantes. Je me demande si le port de commerce, en 2019, permet encore le jogging matinal et si je pourrais fixer un courageux hors-sol comme une part d’accident heureux me le permit en 1992…
C’est en arrivant dans le port, le portd’co disent les Brestois, que la seule activité humaine qui me fut donnée fut celle de deux matelots debout sur un radeau improvisé tentant de donner un coup de neuf au bulbe de proue d’un cargo endormi. Je ne regrette pas le choix d’avoir travaillé en noir et blanc, la couleur rouille eût été trop violente et aurait fait oublier cette bosse, signe d’une probable collision malencontreuse.
Le choix de traiter du paysage découlait de la liberté que je m’étais donnée et de l’absence de cahier des charges laissée par le commanditaire. La tentation de la chambre n’est pas celle du repos du photographe mais la maniaquerie de la recherche du détail, de la précision alliée à la profondeur que mes maîtres en f64 avaient instituée en éthique, en règle de vie. (Le groupe f64 a été créé en 1922 par Ansel Adams et Edward Weston en Californie. F64 étant le plus petit diaphragme utilisé dans la chambre photographique pour donner le maximum de profondeur de champ et de netteté ; ainsi les lointains peuvent être aussi nets que les premiers-plans).
Ces maîtres, auxquels je me dois de joindre Dorothea Lange et Walker Evans, utilisaient une chambre 20x25cm. Je me contentais de deux formats, le 4×5 inches (ou 10×12,5cm) et le 13x18cm, mon préféré.
Certes, comme en 1982, j’eus l’occasion de retrouver les poulets Doux se languir au soleil ardent d’un week-end dans l’attente d’embarquer vers le Moyen-Orient. Une vue panoramique en témoigne et le cargo qui les attend sagement arbore le joli nom d’Acacia Tree…
L’absence d’activité portuaire visible permet au photographe de s’adonner à une activité compensatrice, l’abandon à la géométrie. La seule présence humaine dans ce port d’co en 1992 était celle des pêcheurs – à pied. J’ai eu l’impression qu’ils pouvaient espérer rentrer le soir avec un petit repas. J’admirais le chômeur qui devait fixer des yeux son bouchon devant la coque si sombre du Skriveri, horizon moins gai qu’une vue sur la rade. Skriveri, le mot me fait penser à l’écriture, alors que c’est le nom d’un novad de Lettonie, un genre de commune lié à une paroisse me dit-on.
Un jour de brume, dans la touffeur de ce mois d’août, un des prémices du réchauffement promis, je m’approchai d’une zone apparemment consacrée à la réparation navale. C’est une vue en 13x18cm que je recadrai en un panoramique qui traduisait pour moi la poésie du lieu, l’étrange embarcation en forme de soucoupe volante devait, me dit-on, servir à rejoindre l’île d’Ouessant en évitant les nombreux rochers qu’un océan agité dissimule à la vue du marin.
C’est une photo de l’ancienne prison de Pontaniou qui satisfait mon désir de composition au Leica. Les gazettes me signalent aujourd’hui sa prochaine transformation en logements, la disparition des barreaux s’avérant une atteinte au patrimoine…
Voici l’ensemble des photographies réalisées avec la chambre. Les deux dernières vues de la petite plage de Maison Blanche laissent entrevoir le monstrueux mur abritant les sous-marins d’avant, L’île Longue étant la cachette actuelle des délires nucléaires.
La prochaine publication sera consacrée aux vues panoramiques de la ville et du port de commerce.
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