Les maisons d’édition indépendantes constituent un large pan de l’édition francophone. En interrogeant l’expérience de ces éditeurs et éditrices, délibéré enquête sur ce désir d’indépendance.
Des livres partout disposés sur les tables et les présentoirs, alignés sur les rayonnages, ça sent l’encre et le papier : paysage sympathique de nos librairies. L’écrivainE, l’éditeur et l’éditrice puis l’imprimeur et l’imprimeuse et, enfin, les libraires, telle est, comme on se l’imagine, la suite des métiers qui collaborent à la réalisation d’un livre de sa conception jusqu’à sa mise en vente. Il y a, pourtant, un important oubli : dans les coulisses de l’économie du livre, ces intermédiaires que sont les entreprises de distribution et de diffusion.
« On est un peu les invisibles de la chaîne du livre, remarque Rachel Viné-Krupa de Hobo diffusion. Peu de personnes se posent la question de savoir comment les livres arrivent en librairie. » Cet obscur chaînon entre l’éditeur et le libraire se révèle crucial quant à la gestion du stockage et de l’acheminement des livres et à leur commercialisation. « La distribution-diffusion, c’est un maillon clé, on est dans le dur du métier, reconnaît Nicolas Norrito des éditions Libertalia, c’est bien beau d’écrire des livres, de les publier, mais il faut leur donner de la visibilité pour les vendre. » Toutefois, les entreprises de distribution et de diffusion ont pour les plus grosses un fonctionnement industriel qui vient heurter le budget et le rythme des maisons d’éditions indépendantes. Un service coûteux mais indispensable ? Contraignant au risque d’écorner l’indépendance de la maison d’édition ? Ou bien un atout de pérennisation ? Tout est affaire de négociations et de stratégie. Dans la défense de l’indépendance, ne comptent pas seulement les Lettres mais aussi, beaucoup, les chiffres.
À l’épreuve de la logistique
De l’efficacité de la distribution dépend la disponibilité des titres en librairie, la rapidité de la livraison des commandes, la facturation. « La logistique, c’est le pire ! », confie Anne-Laure Brisac des éditions Signes et Balises. On comprend pourquoi les maisons d’édition indépendantes ont souvent recours à un distributeur externe. Ainsi des éditions du Sonneur, qui ont signé un contrat de distribution avec Les Belles Lettres après quatre années de débrouille : « ça devenait très complexe, ça me prenait trois heures par jour. Ouvrir les mails, lire les fax, faire les factures et les bons de dépôt. Les coursiers venaient chercher les livres. Sans parler des moments où on sortait des titres, on s’y mettait à quatre, on faisait des piles, des paquetages », se souvient Valérie Millet.
Choisir le distributeur qui livrera partout et le plus vite conduit certains éditeurs indépendants à recourir à la puissance des grands groupes au risque de manquer de cohérence quand leur ligne éditoriale est en opposition avec la logique de rentabilité et de profits qu’incarnent ces gros distributeurs, filiales des groupes Lagardère (Hachette) ou Bolloré (Editis). En outre, un contrat avec un distributeur industriel suppose une solidité financière que ces maisons d’édition indépendantes, par définition, n’ont pas : « Il y a des jeux d’écriture qui peuvent nous mettre en danger. Notre distributeur Hachette nous facture des prestations logistiques à régler sous 30 jours, l’imprimeur nous facture avec un règlement à 60 jours. Nous, nous facturons Hachette qui vend nos livres mais qui nous règle à 90 jours. Supposons qu’un de nos titres marche très bien, on risque d’être coulés parce qu’à cause de ce décalage de trésorerie on ne pourra pas suivre », regrette Guillaume Vissac des éditions Publie.net, qui ajoute : « le circuit de la distribution est pensé pour que les petits acteurs comme nous ne puissent pas s’en sortir ou ne puissent pas vraiment émerger. » Au-delà de l’image d’éditeurs et d’éditrices hantéEs par l’amour des textes, les maisons d’édition indépendantes sont tenues à bout de bras par de petits entrepreneurs bataillant pour exister. « Soit l’édition indépendante a les épaules pour tenir, soit elle meurt, résume Nicolas Norrito. C’est l’édition indé dans un monde capitaliste. »
Objectif : libraires !
521 nouveautés référencées en cette rentrée littéraire 2021 : toutes ne trouvent pas leur place sur les tables des librairies. Un choix est fait par les libraires parmi les propositions qui leur sont faites. Dans la guerre que doivent livrer les maisons d’édition indépendantes pour rendre visibles leurs publications en accédant aux points de vente, la question de la diffusion est centrale. « La diffusion, c’est d’aller voir les libraires pour leur dire : dans six mois ce livre va sortir et vous ne pouvez pas le rater. Vous en prenez combien ? » explique Nicolas Norrito, cet éditeur indépendant diffusé par Harmonia Mundi, qui est aussi libraire : «La librairie, c’est le plus important pour l’éditeur. Un libraire peut changer le destin d’un livre si c’est un coup de cœur. »
Nombreuses sont les maisons d’édition indépendantes à confier leur diffusion à une entreprise spécialisée : les géants Hachette ou Interforum (Editis), les entreprises indépendantes de taille moyenne Harmonia Mundi Livre ou Les Belles Lettres mais aussi de plus petites sociétés comme Hobo diffusion, Serendip ou Pollen, voire encore des associations telle Amalia diffusion. Ce sont souvent les mêmes qui assure aussi la distribution. Pour Benoît Coutaz, président d’Harmonia Mundi, « distributeur et diffuseur, c’est le même métier. La partie logistique et la partie commerciale sont intimement liées, c’est une seule unité. L’un ne doit pas se faire au détriment de l’autre. » (Lire notre entretien avec Benoît Coutaz.) En rémunération de leurs services, ces structures prennent un pourcentage sur le prix public du livre.
« Environ 20 % du prix du livre revient au diffuseur pour un travail commercial sur lequel on n’a aucune prise », observe Benoît Laureau des éditions de L’Ogre. Face à l’inflation du nombre de titres, les commerciaux mettent d’abord en avant ce qui se vendra le plus facilement. « Au moment de la rentrée littéraire, le diffuseur sait très bien quelles vont être les locomotives » ajoute Benoît Laureau. Quitte à délaisser les titres qui auraient besoin d’un soutien plus fort ? Nicolas Norrito constate : « La mission du représentant, c’est de signaler au libraire, en amont, les grosses ventes. » Best seller que ne publient que rarement, cela arrive telle une belle victoire, les maisons d’édition indépendantes.
« Vendre un livre d’une maison indépendante, ça coûte plus cher qu’un livre d’un grand groupe éditorial en temps, en argent, en énergie », reconnaît le libraire Alexis Argyroglo (Petite Égypte, Paris) qui pourtant offre à sa clientèle un choix très diversifié de titres publiés par les maisons indépendantes. « L’intérêt du métier de libraire n’est pas de réceptionner les cartons du dernier prix littéraire. C’est de découvrir et de faire découvrir. En fondant Hobo diffusion, on voulait donner à de petits éditeurs militants ou du mouvement associatif engagé la possibilité de sortir de l’entre-soi en s’ouvrant sur le réseau des librairies traditionnelles » explique David Doillon. D’un côté des maisons d’édition indépendantes soucieuses de faire connaître leurs publications, de l’autre des libraires assailliEs de nouveautés mais voulant échapper à l’uniformisation de la production éditoriale, entre les deux, les sociétés de diffusion et leurs équipes de représentantEs, qui facturent leurs services. « La diffusion ne coûte pas si cher par rapport au boulot que ça représente. Si on veut faire sérieusement le travail de présentation des titres, il faut aller voir au moins 300 libraires, pas moins. Il n’y a pas un éditeur qui peut le faire lui-même, c’est ingérable. Et puis dans le coût global de la distribution-diffusion, il y la remise du libraire. À la fin, il ne reste pas tant que ça au diffuseur », atteste Nicolas Norrito.
S’adapter pour durer
Les maisons d’édition indépendantes qui ne peuvent plus exercer en interne le travail de commercialisation et décident de confier leur catalogue à un diffuseur doivent adapter leur mode de fonctionnement. « Il a fallu se mettre dans les rails d’un calendrier qui n’était pas le nôtre : annoncer nos titres six mois avant leur sortie, envoyer les argumentaires, les épreuves très en amont. Nous avons dû anticiper et reprendre notre façon de travailler. Mais ça n’a pas entaché notre indépendance, ça l’a au contraire installée. Ça nous a obligées à fonctionner selon les rythmes de la profession et on y est arrivées. On se dit que notre maison peut perdurer », explique Valérie Millet des éditions du Sonneur diffusées par Interforum après neuf ans d’auto-diffusion que l’éditrice considère comme « salutaires. On ne regrette pas cette expérience, ça nous a permis de nous constituer un socle de libraires. Ça a des répercussions favorables y compris auprès des représentants parce qu’ils savent qu’on sait, on parle le même langage, on est sur les mêmes bases pour l’avoir vécu. » Connaissance fine des différents métiers de la chaîne du livre et prudence dans les négociations avec les prestataires sont deux impératifs de la durée dans le temps des indépendants au sein d’un système où les petits, épuisés, finissent souvent avalés par les gros. Pas facile. « On a fait beaucoup de pas en direction de la chaîne du livre : prévoir nos publications plus à l’avance, faire plus de communication, accepter les retours, faire des remises supérieures. Mais à chaque fois qu’on fait un pas, la chaîne tire encore un peu plus. C’est très difficile d’en sortir intègre et vivant, parce que le modèle dominant écrase tout le reste », remarque Guillaume Vissac.
Les retours, ce sont ces exemplaires invendus que les librairies renvoient au diffuseur et que la maison d’édition qui les récupère doit rembourser. La facture peut s’avérer très lourde. « Les grosses structures de distribution-diffusion ont tendance à sur-placer les livres en librairie : plus ils placent, plus ils empochent puisque le traitement des retours est aussi facturé. Les éditeurs sont très contents quand on leur dit qu’on a des placements phénoménaux dans un grand nombre de librairies. Mais si leurs titres ne se vendent pas parce qu’ils ne sont pas aux bons endroits et que six mois plus tard, on se retrouve avec beaucoup de retours, ça déçoit tout le monde et ça peut mettre l’éditeur en danger car il devra de l’argent à son distributeur-diffuseur. Nous, on ne veut pas travailler comme ça », affirme Rachel Viné-Krupa qui rejette une économie où il faut toujours sortir plus de nouveautés pour compenser les retours. Elle ajoute : « Notre priorité chez Hobo, c’est les librairies indépendantes qui ont le plus de résonance avec notre catalogue d’éditeurs. On fait un travail vraiment ciblé pour placer de manière juste et pertinente. On a donc un taux de retours plus faible que la moyenne, c’est plus facilement encaissable pour l’éditeur que si on diffusait plus largement. » Logique de frugalité que ne partage pas toutes les maisons d’édition indépendantes pour lesquelles seul un placement large permet d’amortir les frais de fabrication des livres.
Exister en marge
« Trouver leur point d’équilibre », comme le suggère Benoît Coutaz aux éditeurs qu’Harmonia mundi diffuse, n’est pas aisé. Dans un tel système de flux et de rentabilité, on se demande comment les plus petites maisons d’édition peuvent trouver leur place. En marge, sans doute. Des structures de diffusion existent, qui revendiquent de mettre l’humain et la passion des livres bien avant les éventuels profits. « Notre association offre des services adaptés à la petite édition. Nous n’avons pas les mêmes règles avec les éditeurs que les autres diffuseurs, l’objectif étant de leur venir en aide sans but lucratif. On ne prend que des maisons d’édition dont on aime le catalogue, indépendamment de toute considération commerciale ou économique, pour les défendre avec sincérité », explique Oliver Salaün de Amalia diffusion. Mais ces diffuseurs à part peinent à gagner l’écoute et la confiance des libraires dans un univers dominé par la grande distribution : « Il faut être opiniâtre. C’est parfois ingrat pour les représentants parce que les libraires voient défiler des commerciaux toute la journée, et de structures plus grosses. Mais sur la durée, Amalia finit par se faire reconnaître et par nouer des liens forts avec certains libraires qui défendent notre catalogue. »
Spécificité de l’édition indépendante : tenir un temps long quand tout pousse à penser une suite de coups de com’ qui rapportent mais à courte vue. « Notre honneur, notre fierté, c’est de faire vivre une maison d’édition critique dans un univers capitaliste qui broie tout », déclare Nicolas Norrito qui a fondé Libertalia avec Charlotte Dugrand il y a bientôt quinze ans. Et dans l’esprit de certainEs se dessinent des solutions pour desserrer les chaînes de la sujétion économique : créer des collectifs (lire notre article Indépendances solidaires), monter des coopératives associant éditeurs, distributeurs-diffuseurs et libraires, ou bien rompre radicalement avec l’ancien monde d’où est issu ce système, faire différemment en se dispensant des services et des factures des intermédiaires. Pistes de traverses que nous explorerons dans notre prochain article.
Juliette Keating
Indépendances
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