La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Indépendances et liberté
| 06 Sep 2021

Les maisons d’édition indépendantes constituent un large pan de l’édition francophone. En interrogeant l’expérience de ces éditeurs et éditrices, délibéré enquête sur ce désir d’indépendance. 

éditions indépendantes photo Gilles WalusinskiQuand en juin 2021 les éditions de Minuit annoncent qu’elles entrent dans le groupe d’Antoine Gallimard, c’est la stupéfaction. Non seulement parce que le secret des négociations a été bien gardé mais parce qu’avec le rachat par Madrigal d’une maison emblématique de l’édition indépendante, une part de l’histoire de l’édition française, de sa liberté, se vend à un concurrent dominant comme n’importe quelle société. Les réactions sont vives pour s’en désoler (ainsi celle de François Bon), mais l’on entend pousser quelques soupirs de soulagement : le pire a été évité, soit la prise de contrôle par Editis, le groupe de Vincent Bolloré. « Les éditeurs indépendants sont ceux qui sont indépendants des marchands d’armes », nous glisse au détour d’une conversation un éditeur-libraire indépendant. Gallimard satisfait à ce critère très large, mais la demi-boutade pose la question de la définition de l’indépendance. Quelle est-elle, cette indépendance chérie, dans le monde de l’édition où le rachat par un groupe d’une maison comme Minuit marque encore une étape de la concentration ?

Le fil du rasoir

En nombre de titres publiés comme en chiffre d’affaire, l’édition indépendante est majoritaire dans le champ éditorial. Mais, nombreuses et hétérogènes, les maisons indépendantes travaillent souvent sur le fil du rasoir. Il faut jongler avec le désir de publier librement et l’impératif d’une rentabilité qui permette de perdurer et parfois même… de gagner sa vie ! C’est un combat permanent dans un marché tenu par les grands groupes hégémoniques. « Ces petites structures sont appelées soit à disparaître, soit à être avalée, soit à être confinées à un degré extrême de marginalisation », écrit, peu optimiste, Julien Lefort-Favreau dans l’essai qu’il consacre à l’édition indépendante . Les longs mois de crise engendrés par la pandémie ont été vécus difficilement par beaucoup tandis que s’annonce une année électorale, habituellement peu favorable au commerce des livres. Dans le contexte où la seule certitude est celle d’une tension accrue du marché, l’essentielle bibliodiversité dépend d’une production indépendante toujours fragile, menacée.

Définir l’indépendance est une question épineuse. Le premier constat est celui d’une grande diversité des statuts juridiques, des objectifs comme des moyens d’action. « Par curiosité, raconte Anne-Laure Brisac des éditions Signes et Balises, j‘ai regardé la liste des éditions indépendantes en Normandie que diffuse l’Agence du livre. Il y a tout : le théâtre qui publie un livre par an, l’association des psys qui édite sa brochure, mais aussi Zulma, la maison d’édition connue de tous les libraires. » Ces disparités rendent plus ardue la recherche de critères communs permettant une définition qui regroupe l’ensemble des structures concernées. L’édition indépendante n’appartient à aucun groupe, qu’il soit industriel ou éditorial, s’accorde-ton à penser. Mais l’esprit indé est si valorisant qu’il est tentant de s’en réclamer encore, quand bien même la participation d’un groupe éditorial s’élève à plus de la moitié du capital de la petite maison rachetée, qui bénéficie alors du confort logistique des grands groupes et n’a plus à faire face aux problématiques spécifiques de l’indépendance.

Être son propre patron

« Indépendantes : cela signifie que les entreprises représentées ici n’appartiennent pas à un groupe et que leur capital, s’il y a lieu, est détenu par des personnes individuelles, et non par des financiers ou des fonds de pension », lit-on dans la tribune diffusée lors du premier confinement par L’Humanité puis reprise par les éditions Lux, rédigée et signée par plusieurs maisons indépendantes francophones. « C’est le point le plus clair qui nous est apparu pour essayer de définir un vaste pan de l’édition française », explique Valérie Millet des éditions du Sonneur, l’une des initiatrices du texte revendiquant des aides spécifiques pour surmonter la crise liée à la fermeture des librairies et l’annulation des salons. Pourtant, la résistance à la financiarisation, le libraire Christian Thorel [1] la voit aussi dans ce qu’il appelle des « maisons fortement dirigées » telles que Gallimard, Seuil et Actes Sud, qui selon lui « restent paradoxalement parfois mais incontestablement indépendantes. » Mais l’indépendance ne peut avoir le même sens quand une entreprise éditoriale devient un groupe en absorbant d’autres maisons d’édition.

« Nous avons la responsabilité économique de notre propre activité », pointe Virginie Symaniec des éditions Le Ver à soie. « Nous ne travaillons pas pour des actionnaires, nous n’avons rien à voir avec les grands patrons qui sont des salariés gestionnaires d’une histoire entrepreneuriale qui n’est pas la leur. » Être son propre patron, ne pas dépendre des décisions de quelqu’un d’autre, cette liberté revendiquée reste compliquée en l’absence de capital. L’indépendance serait-elle garantie par l’argent ? Pas si simple. « L’édition indépendante, c’est un milieu phagocyté sur le plan symbolique par beaucoup de gens qui sont des rentiers, remarque Benoit Laureau des éditions de l’Ogre et, de l’autre côté, nous avons une image de passionnés, alors on nous dit : quand on veut, on peut. Mais non, on est tenus de toutes parts en réalité. » Et d’abord par un marché du livre pas toujours favorable. « Je considère qu’il n’y a pas d’éditeur indépendant dans les faits, car si l’on n’est pas dépendant d’un capital, on le reste d’un marché », considère Benoit Laureau. « De plusieurs marchés, renchérit Valérie Millet : celui du papier et du carton, qui a augmenté. Nous dépendons aussi de la disponibilité des gens à lire et donc à créer le marché du livre. Nous sommes des structures économiques qui doivent s’adapter au marché tout en le contournant, en essayant d’y entrer par des biais qui sont ceux de l’indépendance, avec la souplesse de l’indépendance. »

Mais tous et toutes ne se situent pas de la même façon par rapport aux contraintes du marché. La diversité des objectifs distingue les indépendantEs qui ne pensent pas leur activité dans une confrontation avec les grands groupes mais se satisfont de publier quelques titres par an qu’ils estiment de qualité et les autres qui jouent des coudes pour s’établir une place sur les tables des libraires envahies par les multiples filiales des groupes éditoriaux. « Économiquement, les libraires n’ont pas besoin des indépendants, n’ont pas intérêt à en prendre, mais ils ont besoin de la présence de l’éditions indépendante dans leur librairie à des fins de distinction de leur sélection », énonce Julien Delorme, directeur commercial aux éditions La Peuplade, exposant ainsi l’ampleur du travail à accomplir pour rendre visible ce qui se publie en dehors des chemins très balisés de la grande distribution alors que l’accès aux médias devient de plus en plus difficile.

Multitâches

La taille réduite des structures indépendantes oblige l’éditeur ou l’éditrice à se démultiplier. « On fait à un et demi le travail de cinq », déclare Benoit Laureau. VenuEs d’horizons variés et pas toujours de l’édition, les indépendantEs apprennent par la pratique tous les métiers de la chaîne du livre. « Pour tout ce qui n’est pas éditorial et qui n’est pas notre métier, on doit se débrouiller et ça prend tellement de temps ! Les éditeurs indépendants sont d’abord des éditeurs avant d’être des administrateurs et des communicants », constate Anne-Laure Brisac. « C’est une énergie à déployer sur tous les plans, continuellement, pour pouvoir exister au mieux. On n’a pas de service juridique, ou de fabrication pour discuter les prix », ajoute Valérie Millet. Ce fonctionnement particulier nourrit l’image de l’éditeur passionné se sacrifiant corps et âme à sa vocation et dont on ne se préoccupe pas de savoir de quoi il ou elle vit. Cliché qui s’accompagne d’une certaine condescendance : « le mot indépendant à tendance à disparaître au profit de petits éditeurs, que l’on considère facilement comme non-professionnels », surtout quand ils ne sont pas distribués et diffusés par des entreprises industrielles, déplore Virginie Symaniec. Ainsi l’indépendance semble sans cesse mise à l’épreuve de réalités économiques dont les ficelles sont entre les mains des grands groupes. L’éditeur ou l’éditrice indépendantE doit résister à l’épuisement dans cette longue période probatoire, au moins une décennie, nécessaire à la stabilisation d’une maison. « Ça prend du temps pour s’installer, pour se faire un catalogue, pour savoir si ça va durer parce que vous ne savez pas si vos choix seront pertinents », constate Valérie Millet après seize années d’existence des éditions du Sonneur.

Cette indépendance, si difficile à saisir, la trouvera-t-on dans les catalogues ? « Personne d’autre que moi ne décide de ce que je publie », déclare Anne-Laure Brisac qui ajoute « les livres que je fais sont ceux que les grands groupes ne feront jamais et je suis fière de cela. » Pour Valérie Millet, « la chose fondamentale c’est d’éditer les textes que je souhaite éditer, que je me trompe ou pas. Quand la décision est prise, je n’ai qu’à m’en prendre à moi-même et ça n’a pas de prix. Ce n’est pas facile tous les jours, mais c’est ce qui fait la richesse de notre position avec la nécessité de convaincre nos collaborateurs, les représentants, les libraires, du bien-fondé de nos choix. Ne pas avoir une instance supérieure qui nous dise : c’est très intéressant mais on ne va pas le faire maintenant. » Et l’on comprend que la bibliodiversité est l’enjeu majeur de la production indépendante de livres. « L’indépendance est dans la ligne éditoriale, faire une ligne éditoriale indépendamment de ce que désire un marché », dit Benoit Laureau pour qui « l’indépendance, c’est faire passer des textes considérés comme difficiles pour ce qu’ils sont : des textes différents mais pas difficiles. »

Sur le marché contraint du livre, l’indépendance est donc souvent du côté de l’innovation et de la recherche de nouvelles manières de faire, de s’organiser. « Beaucoup de choses sont expérimentées sur le terrain par les indépendants qui trouvent des solutions pour pouvoir exister », observe Virginie Symaniec. La question de la visibilité des éditions indépendantes, de l’accès aux lectrices et lecteurs, est cruciale quand la fabrication revient plus chère et que les indépendantes ne sont pas plus aidéEs par des subventions publiques. L’indépendance serait-elle aussi à construire dans le renouvellement des modes de diffusion ? « La question de la diffusion n’est jamais posée, mais elle est fondamentale par ce que c’est une énorme part du gâteau », confie Benoit Laureau. Nous nous la poserons dans notre prochain article.

Juliette Keating
Indépendances

[1] Christian Thorel, Essentielles librairies, Tracts n°26, Gallimard, 2021.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Dans la même catégorie

Combats de rue

Collaborateurs de délibéré, Juliette Keating (texte) et Gilles Walusinski (photos) publient chez L’Ire des marges  À la rue, livre-enquête engagé dont le point de départ est l’expulsion à l’été 2016, de treize familles roms de leur lieu de vie de Montreuil, en Seine-Saint-Denis.

Animaux de transport et de compagnie

Jacques Rebotier aime les animaux. Il les aime à sa façon. Il en a sélectionné 199 dans un livre illustré par Wozniak et publié par le Castor Astral. Samedi 2 mars, à la Maison de la Poésie, en compagnie de Dominique Reymond et de Charles Berling, il lira des extraits de cet ouvrage consacré à une faune étrange, partiellement animale.

“Un morceau de terre, un morceau de toile, une place”

Dans le troisième livre de la série “Des îles”, Mer d’Alborán 2022-2023, Marie Cosnay enquête sur ces lieux à part que sont ceux où “logent les morts”. Dans leur voyage périlleux entre les rives algérienne et espagnole, des hommes et des femmes disparaissent, engloutis par les eaux. Qu’en est-il des corps qui reviennent? Œuvre majeure pour crier l’inacceptable, mais avec bien plus qu’un cri: l’amour.

Jon Fosse ou la musique du silence

Si Shakespeare utilise dans son oeuvre un vocabulaire de 20.000 mots là où Racine n’en a que 2000, Fosse, lui, tournerait plutôt autour de 200. Une décroissance qui n’est pas un appauvrissement: comme ses personnages, la langue de Fosse est en retrait, en grève du brouhaha et de l’agitation du monde.