“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
Dijon, un samedi soir de février. Il neige à gros flocons sur le stade Gaston-Gérard. Le DFCO reçoit le Stade Malherbe de Caen. Les arbitres ont maintenu le match. La pelouse est recouverte de neige. Le ballon orange y louvoie en traçant d’éphémères sillages verts, comme un brise-glace derrière lequel la banquise se referme sur l’océan. Les tribunes ont disparu dans l’averse. Le monde est blanc. En vain, le ballon orange lutte pour préserver la couleur. Avec ses airs de fruit doré, il rappelle la possibilité de l’été, et que l’herbe dort sous le gel. Un soleil mourant qui peine à percer les nuages. À chaque rebond, des morceaux de neige collante en tombent : le ballon orange s’ébroue, résiste, lutte contre le néant qui avale le terrain, le stade, le monde. Dernière braise sous la cendre, tout seul, contre l’hiver, contre le destin. Une infime promesse de printemps…
Dans les pays chauds où l’on ne connaît pas la neige, les ballons sont un accessoire que les joueurs se passent entre eux. Le ballon orange, c’est autre chose : un feu de signalisation qui prévient d’un danger. Dans la tempête, les joueurs disparaissent. Seul le ballon demeure visible, et les délimitations du terrain surlignées en rouge. Pourquoi le règlement ne prévoie-t-il rien pour les tenues des joueurs ? Un jeu de maillots de neige, fluorescents. Comment peut-on laisser les caennais jouer en blanc ? Preuve est faite : les joueurs n’importent pas. Il leur faut voir le ballon, mais qu’importe qu’on les voie, eux ? Le football n’a qu’un seul protagoniste : le ballon. La neige le démontre : nom et numéro effacés sur leur maillot par l’intempérie, les joueurs se confondent, se noient, s’annulent. Blancs sur fond blanc, les caennais se sont dilués. Seul le ballon orange vit d’une vie propre. Renard enragé, chien sans collier qui cherche un maître, il rebondit, roule, ricoche comme pris de folie, et les joueurs autour n’existent que pour justifier son mouvement, que par son intermédiaire. Dans un éclair, une tête fugitive crève l’écran blanc, une chaussure anonyme surgit du néant pour y retourner aussitôt. Le ballon fait exister les joueurs. Il les justifie.
On ne se passe pas le ballon orange : on lui court après. Voilà pourquoi il laisse derrière lui une piste éphémère, comme la lumière d’un phare sur la mer noire. Il est une bouée de sauvetage sur l’océan du terrain, en pleine tempête. Les joueurs tentent de s’y raccrocher. Plus seulement pour marquer un but : pour survivre. Porter le ballon orange, c’est exister. Allégorie du destin humain : on ne survit que dans ses actes. Dans la neige qui égalise tout, être ne suffit pas : il faut faire. Invisible, l’homme n’existe que par la direction qu’il imprime temporairement à un ballon : à la réalité. Ce nom qu’il inscrit sur son dos ne survivra au néant que s’il est capable de pousser le ballon dans le but. Bûcher gelé des vanités où le joueur starifié retourne à l’anonymat, la neige nie le spectacle et l’acteur. Ce qui n’est pas vu n’existe pas, sauf par procuration : à travers un ballon.
Inutile de lutter contre la nature, elle reprend ses droits. L’hiver est là, les arbres sont nus, la boue recouvre la pelouse, toute vie s’en est allée. Les joueurs suivront. Feu follet des âmes des joueurs, avec ses airs de crâne jauni des vanités, le ballon orange dans la neige dit : « memento mori ».
Sébastien Rutés
Footbologies
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